Il s’est récemment produit un phénomène notable, et peut-être inédit, dans l’histoire de la critique de la Francophonie : la publication, par des intellectuels, écrivains, artistes majoritairement africains, de plusieurs tribunes ; lesquelles, pour la plupart, exprimaient sinon leurs doutes, au moins leur méfiance -quand il ne s’agissait pas de leur rejet pur et simple- à l’égard de la Francophonie. J’ignore d’ailleurs s’il serait approprié de parler d’un réel débat, tant toutes ces tribunes, à deux ou trois textes près, ont abondé dans le même sens : une mise en crise de la Francophonie. Et sans doute celle-ci, par certains de ses aspects, la mérite-t-elle.
Les propos de ces tribunes n’ont donc pas été une surprise à mes yeux. Ce qui, en revanche, l’a été, c’est l’événement qui les a ainsi fait fleurir. Pour quelle raison, sur une période si brève, avec cette intensité, autant de figures intellectuelles et littéraires africaines reconnues ont écrit sur (contre) la Francophonie ? La réponse n’est pas bien difficile à trouver : la France. Evidemment : elle seule est encore capable de faire verser autant d’encre –y compris la mienne- et de susciter de si nombreuses réactions sur la Francophonie. Il aura suffi que le président français, Emmanuel Macron, décline ses ambitions francophones, pour que les réactions, majoritairement africaines, fusent.
On peut comprendre l’emballement. Qu’on se demande s’il y a, derrière la subite attention politique de Macron à la Francophonie, un piège, est logique. Des raisons historiques et politiques pourraient aisément l’expliquer. Mais je crains que, rappelant avec tant d’insistance et de vérité à la France qu’elle n’est pas/plus le centre de la Francophonie, toutes ces tribunes (et celle-ci) ne l’y aient involontairement renvoyée. L’idée d’une centralité prétendue de la France au sein de la Francophonie subit depuis de longues années maintenant de dures critiques – à raison. Mais plusieurs questions me viennent. La première : si un mouvement de la France dans la Francophonie déclenche autant de mises en garde, n’est-ce pas le signe que, pour ceux-là mêmes qui récusent sa centralité, elle conserve malgré tout, symboliquement peut-être, quelque chose de central ? La deuxième, en deux temps : qu’entend-on vraiment lorsqu’on somme la France d’accepter qu’elle est « un pays francophone comme les autres »? Est-on prêt, au fond, à accepter qu’elle le soit pleinement, ce qui impliquerait qu’elle puisse, elle aussi, faire de la Francophonie son affaire ? Et la dernière : si la France n’avait pas manifesté sa volonté de se réintéresser à la Francophonie, y aurait-il eu autant de tribunes à ce sujet ? Y en aurait-il même eu une seule ?
Je me dis ceci : tant que la France provoquera aussi systématiquement nos réactions, tant qu’elle nous obligera à lui répondre –quand bien même ce serait pour la retoquer rudement- tant que l’initiative du débat sur ce que nous sommes ou voulons être, et sur l’avenir de la langue française, même Afrique francophone, lui appartiendra en partie, il y aura toujours quelque chose de ce lien détesté que, tragiquement, nous continuerons à maintenir dans notre geste même pour l’abolir. L’indifférence, l’indifférence obstinée, qu’on défendrait comme un droit fondamental et exercerait comme un devoir : voilà ce qu’il faudrait parfois, sur la Francophonie comme sur tant d’autres sujets, à l’égard de la France.
Je suis parfaitement conscient du fait que le récit sur soi implique nécessairement qu’on réfute la narration que l’autre fait de nous. Mais à trop prêter l’attention à cet autre discours, on ne s’occupe plus du sien, de nos urgences, de nos défis. On rentre ainsi dans une autre aliénation, de laquelle on sort avec l’impression d’avoir gagné, quand on y a seulement laissé beaucoup de forces. Ou de laquelle on ne sort pas. Ce qui est la vraie défaite.