Bruxelles. C’est une salle sans fenêtre, mal éclairée, derrière une porte de garage au pied d’un immeuble triste de Molenbeek. Sur la table sont éparpillés des tracts, des bouteilles d’eau et des brouillons de discours. Nous sommes au cœur du parti belge Islam, acronyme d’« Intégrité, Solidarité, Liberté, Authenticité, Moralité ». C’est ici, dans cette pièce vide, que sont nées les idées politiques les plus subversives de la campagne des municipales qui débute en Belgique. Les locaux sont déserts, mais la classe politique belge ne parle que du parti Islam. Et, pour une fois, il y a consensus : personne ne veut de ce parti au programme détonnant.
« Charia occidentale »
Redouane Ahrouch, l’un des trois fondateurs, s’est fait remarquer la semaine dernière en proposant la séparation des hommes et des femmes dans les transports en commun : « Durant les heures de pointe, certaines personnes, surtout d’origine étrangère, profitent du fait que les véhicules sont pleins à craquer pour se coller aux femmes. Ce ne sont pas seulement les femmes musulmanes qui se sentent ainsi humiliées. C’est pourquoi je plaide pour que les hommes montent à l’avant et les femmes à l’arrière », a défendu ce chauffeur de bus, élu communal d’Anderlecht en 2012 avec 4,12 % des voix. Il ne s’agit pas là de la première saillie politique de cet islamiste patenté. Juste après son élection – saluée par les Frères musulmans –, il avait surpris la Belgique en prenant position pour « une charia occidentale » en Belgique. Puis il avait envoyé une lettre au roi Albert II en l’invitant à se convertir à l’islam…
En dehors du chercheur Lionel Remy, personne ne semble se souvenir que Redouane Ahrouch a fréquenté dans les années 90 le Centre islamique belge (CIB), un des hauts lieux du fondamentalisme religieux où l’on recrutait des candidats au djihad pour l’Afghanistan et l’Irak, lieu où sont passés les assassins du commandant Massoud…
La gauche qui a remplacé la conscience de classe par la conscience de race.
Dans son livre Soumission , Michel Houellebecq imaginait une société occidentale glissant lentement vers la religion sous la pression d’entrepreneurs identitaires musulmans mêlant allègrement politique et religion. Le parti Islam y travaille, le talent romanesque de Houellebecq en moins… Lhoucine Aït Jeddig n’a pas lu Soumission. Ce prof de chimie de 56 ans appartient au trio des cofondateurs du mouvement. Courtois, souriant, presque tempéré, il est, d’après un observateur, « l’agneau » du bureau politique. « Vous voyez bien, nous ne sommes pas des talibans », attaque celui qui prône « un retour aux valeurs morales, d’éthique et de justice ». Finalement, son discours ressemble à celui de n’importe quel populiste de ce début du XXIe siècle ; il évoque les « responsables politiques aux mains des lobbys » et parle du « capital et des forces d’argent ». Cet élu du conseil communal de Molenbeek aimerait « une politique plus inclusive » en faveur des migrants. Mais c’est sur la partie religieuse qu’il se distingue des populistes ordinaires : « 80 % de la loi belge est compatible avec le Coran. Pour les 20 % restants, on les déplore, mais on les respecte », rappelle celui qui n’aurait rien contre un retour de la peine de mort « dans de rares cas ».
Le programme politique d’Islam ressemble à un vaste fourre-tout où le complotisme le dispute à la démagogie (lire l’encadré). Un exemple avec la sûreté de l’État, point 80 du programme : « Renseignement. Dissoudre cette institution d’espionnage qui organise la subversion politique en liaison avec les services secrets d’autres pays. » Point 25 : « Prévenir le vice en interdisant les établissements de jeux (casinos, salles de jeux automatiques et agences de paris) et la loterie. » Point 92 : « Libérer le monde judiciaire de l’influence de l’argent et des pressions politiques. » Un programme qui a suscité une vive réaction de la part de la classe politique belge, à l’image de Theo Francken, secrétaire d’État à l’Asile et aux Migrations, membre du parti nationaliste flamand N-VA.
Lhoucine Aït Jeddig connaît les limites de l’exercice. « On est réalistes, on sait bien qu’avec ce programme ce sera compliqué de conquérir le pouvoir. » Mais peut-on faire de la politique sans désirer le pouvoir ? « J’aime être dans l’opposition », balaye l’élu, qui se veut néanmoins confiant pour les prochaines échéances d’octobre : « Nous avons bon espoir de doubler notre score. À Molenbeek, 50 à 60 % de l’électorat est musulman », avance-t-il. Ces chiffres, empiriques, ne sont pas confirmés par les autorités belges. Cela n’empêche pas Lhoucine Aït Jeddig d’affirmer qu’à Bruxelles, « d’ici à 12 ans, une majorité partie de la population sera musulmane ». C’est peut-être vrai à Moleenbek, mais certainement pas à l’échelle du pays, si l’on en croit l’étude du Pew Research Center publiée en novembre dernier qui estime qu’en 2050, avec un scénario de forte immigration, 18 % de la population belge sera musulmane.
« Groupuscule chiite »
« Islam est un groupuscule chiite qui entretient peu de contacts avec les mosquées de la commune », confie Françoise Schepmans, bourgmestre de Molenbeek. « En réalité, leurs deux seuls élus ne travaillent pas. Nous avons dressé un cordon sanitaire autour d’eux, comme on l’a fait avec le Vlaams Belang (parti nationaliste flamand, NDLR) et le Front national belge. » Concrètement, cela signifie que les élus ne sont pas associés à la vie politique de la commune, ni invités aux cérémonies ou inaugurations. La bourgmestre, qui a repris en 2012 une ville essoufflée par soixante années de gestion socialiste, juge les interventions de Lhoucine Aït Jeddig bien singulières : « Lorsqu’il est question des finances de la commune, il propose de passer sur un modèle de finance islamique. Lorsqu’on évoque un voyage scolaire, il précise que ce n’est pas la peine de mélanger filles et garçons. Et lorsque j’ai fait interdire la consommation d’alcool sur la voie publique dans une partie de la ville en raison des problèmes de nuisance, il a voulu l’étendre à toute la commune… » égrène l’élue dont le bureau trône sous une coupole ornée de mosaïques du XIXe siècle, scènes de vie à Molenbeek Saint-Jean (nom complet de la commune). Depuis les fenêtres de l’hôtel de ville qui borde la place du marché, Françoise Schepmans aperçoit l’appartement social dans lequel a grandi Salah Abdeslam, auteur des attentats du Bataclan. Les élections qui s’annoncent seront une épreuve de vérité. Ce sont les premières depuis les attentats et la vague migratoire. « Il y a ici un vivier électoral pour l’extrême droite comme pour les communautaristes », s’inquiète l’édile, qui avait soutenu, sans succès, en 1985 une proposition de loi qui prévoyait, « pour contenir les regroupements communautaires, de plafonner à 15 % la part de la population étrangère dans chaque commune ». « Mais la gauche avait bloqué. »
Entraver la campagne
C’est suffisamment rare pour être relevé. Concernant le parti Islam, la classe politique belge semble pour une fois unanime : elle ne veut pas avoir à débattre avec ces Pieds nickelés de la politique. Georges-Louis Bouchez, élu de Mons et délégué général du Mouvement des réformateurs (MR, au centre droit de l’échiquier politique), défend une résolution pour faire interdire tout rassemblement de ce parti. Elio Di Rupo, ancien Premier ministre et maire de Mons, a accepté. « On a interdit les spectacles de Dieudonné, on peut interdire les rassemblements du parti Islam », explique Georges-Louis Bouchez. « Nous allons entraver leur capacité à faire campagne », promet-il. Islam n’ayant pas dépassé la barre de 5 % dans les rares communes où il était présent, mérite-t-il autant de considération ? « Ceux qui pensent que ça ne représente rien se trompent. En France, en 1973, le FN faisait 1,32 %. Un score de 4 % pour Islam, c’est déjà inquiétant », alerte-t-il. Pour ce réformateur, le risque ne vient pas tant du score que de la diffusion des idées : « À force d’accommodements raisonnables, on a banalisé l’inacceptable. Et on s’en rend compte trop tard. » Pour lui, la classe politique doit se réveiller, en particulier « la gauche qui a remplacé la conscience de classe par la conscience de race ».
Michaël Privot, islamologue et collaborateur scientifique auprès du laboratoire CEDM, considère qu’Islam « dispose du même réservoir de voix que Daech : des musulmans frustrés en attente d’un parti populiste. La différence est simplement générationnelle. Daech était capable de parler aux jeunes, Islam parle aux plus de 45 ans, qui, eux, n’iront pas prendre les armes en Syrie. On prend les fondateurs pour des marioles, mais ils ont une marge de progression ».
Les fondateurs ont bien compris que la polarisation autour de l’islam se révélait porteuse. L’anthropologue Lionel Remy, qui s’est immergé quatre mois en tant que chercheur au sein du parti, raconte comment Redouane Ahrouch lui a expliqué que les mots « charia » et « État islamique » avaient été comme des « boules de bowling lancées vers des quilles, les journalistes ». La déflagration médiatique qui s’est ensuivie lui a prouvé que ses outrances étaient payantes, le buzz assurant la pub gratuite.
Un canon pour écraser une mouche
« Certains jugent la politique belge assez terne, alors qu’elle est en réalité très distrayante ! » s’égaye Caroline Sägesser, chercheuse à l’Observatoire des religions et de la laïcité. « Ce groupuscule, car c’en est un, dispose d’une base fragile. Ils n’ont que deux conseillers communaux et rien ne garantit qu’ils seront réellement capables de déposer 14 listes à Bruxelles comme ils l’ont annoncé. » L’observatrice estime qu’une grande partie de la population musulmane restera imperméable à cette offre politique. Quant à la question d’interdire ce parti, « ce serait utiliser un canon pour écraser une mouche. Le programme d’Islam n’est pas conforme aux droits de l’homme et est à rejeter à bien des égards, mais on a d’autres problèmes plus inquiétants : un FN Belge antidémocratique et raciste, une droite dure au pouvoir côté flamand et des groupuscules d’extrême droite… ».
Corinne Torrekens, politologue spécialiste de l’islam, étudie ce parti depuis sa première campagne, en 2012. « Islam mélange l’amateurisme politique avec des formes de démagogie populiste de bas étage, analyse-t-elle, mais leur score devrait alerter : 5 000 voix sans aucun moyen et avec des candidats qui ont une vie professionnelle à côté, ce n’est pas rien. L’un des deux élus a fait plus de voix qu’une personnalité écolo qu’on voit régulièrement à la télévision ! » Elle pointe ce qui est devenu chez eux une « habitude du double discours. En 2012 il n’y avait pas grand-chose de religieux sur leur site. Mais, dans les quartiers musulmans, ils ont distribué des tracts avec un discours totalement différent, réclamant l’instauration du repas hallal, le foulard et les jours de congé pour la communauté », raconte-t-elle. Même chose cette année : « Ils font des déclarations fracassantes sur l’instauration de la charia, mais, si vous lisez leurs 99 points programmatiques, vous n’y trouverez aucune mention. En fait, ils font ça par opportunisme. » Finalement, c’est un observateur aguerri de la vie politique belge qui propose la meilleure lecture de ce phénomène : « Islam est aux partis populistes ce que le vent est aux bateaux », philosophe-t-il. Le vent disparaîtra. Et les bateaux auront avancé.
Quelques points du programme du parti Islam:
Crédit à la consommation
Mettre fin aux différentes formules d’ouverture de crédit afin de protéger les consommateurs du piège des usuriers. (POINT 94)
Abattage privé
Garantir l’autorisation de l’abattage privé à domicile pour chaque citoyen comme le dit la loi, mais aussi l’abattage religieux (fait par un sacrificateur habilité) dans un abattoir agréé. (POINT 60)
Sondages
Permettre aux agences de sondages de publier leurs résultats d’enquêtes d’opinions sans l’interférence du politique. (POINT 63)
Signes religieux
permettre à chaque citoyen de vivre en paix avec lui-même et lui garantir la liberté d’être conforme à sa propre croyance (voile, croix, turban, kippa…) (POINT 58)
Tatouages-Piercing
Interdire ces pratiques, car notre corps est un dépôt qui nous a été confié et que nous devons en prendre soin de la meilleure manière possible. (POINT 55)
Palestine
rejeter la » solution » à deux états en affirmant que la Palestine et sa capitale Jérusalem sont indivisibles et sous occupation. (POINT 52)
Débit de boissons
Limiter le nombre, mais aussi l’accès aux établissements de débits de boissons alcoolisées. (POINT 40)
Espèces
Suppression des gros billets de 500 € et 200 € ainsi que des petites pièces de 1 et 2 cents. (POINT 14)
Uber
Faire reconnaître les chauffeurs de cette société comme salariés et non comme autoentrepreneurs. (POINT 34)