Les deux directs de Tapha n’avaient pas fendu l’armure de Tyson. Le crochet du gauche suivant n’avait pas eu plus de succès. Mais en obligeant son adversaire, par cette saccade de coups, brusque et déterminée, à concentrer sa défense sur le haut du corps, Tapha s’était ouvert une possibilité pour le bas. C’est le moment où tout basculait. En trois secondes, ce protocole du début des combats de la lutte sénégalaise qui relève presque de la caresse virile, ouvrait droit au drame. On le revoit tous, ce corps à corps bref mais si interminable, initié par l’impétuosité de Tapha. On le revoit essayer, ayant saisi la cuisse de Tyson, de l’entraîner vers la chute à l’extérieur. Le colosse résiste. On le voit retenter la même clé sur l’intérieur, s’adaptant chaque seconde à la puissance physique et agile de son adversaire. Toujours vain. Le virtuose désarmé face au mur. Jusqu’au moment fatal où le corps-à-corps profite au vacillant Tyson, qui cale sa jambe entre les cuisses du tigre, le propulse jusqu’à la taille, le fait décoller du sol, et c’est fini. Tyson enrichit son palmarès d’un succès prestigieux.
Je me souviens, mauvais perdant, fanatique de Tapha, avoir nié la victoire de Tyson jusqu’au bout de la nuit, les yeux embués, frappé, comme dans un deuil. La mauvaise fois est au perdant ce que la béate joie est au vainqueur, un marqueur, presqu’une thérapie. Mon héros, celui qui devait arrêter l’ouragan, après un combat héroïque, avait quand même perdu. Une nuit, plusieurs autres, passaient avec un goût d’abîme. Je sentais, dans une indéchiffrable prémonition, une nouveauté. Témoin horrifié d’un temps qui change. La défaite de Tapha, comme ce bruit annonciateur de nouvelles dans le village d’Okonkwo chez Chinua Achebe, était l’effondrement de quelque chose, mais plus mystérieux encore, en même temps, la gestation de l’inconnu.
En 97, l’année de ce combat, le Sénégal avait soif de 2000. L’on terrifiait par quelques anecdotes, les jeunes et les crédules – et ils furent nombreux – de l’apocalypse de 2000. Le vœu du neuf secouait jusqu’à l’arène nationale, bastion que l’on pensait imprenable par les artifices de la modernité. C’était sans compter Mohamed Ndao « Tyson », taillé dans le marbre, à l’époque encore svelte, impérial de prestance, avec ce port altier, où se lisaient à la fois l’insolence de la jeunesse, et le sang glacial de l’arrogance. Tyson se dressait avec l’envergure d’une idole nouvelle, beau et grandiose, ayant laissé dans son sillage, les plumes dispersées de ce que la lutte nationale a enfanté de plus anthologique. Qu’ils s’appellent Mor Fadam, Manga 2, Mohamed Ali, ils avaient tous mordu la poussière, balayé par ce jeune blanc-bec, au nom d’écurie improbable [Bul Faale], cascadant à l’abord des arènes avec son 4-4, inventant ses nouvelles danses, engoncé dans ce drapeau américain, où il donnait à la démesure un goût local, et des teintes bien nègres. Comment ne pas tomber sous le charme d’une telle sculpture ? Comme un personnage de Balzac, Tyson a quitté sa province natale, Kaolack, ville accablée de saletés mais bénie par la dynastie des Niasse, ville aride spoliée par son maire historique mais toujours résiliente. L’ambition le mène à la capitale, et voilà qu’en 5 ans il transfigure l’arène, empilant victoires sur victoires, s’établissant dans la hiérarchie avec un aplomb de surdoué. L’étoile filante naît avec le triomphe, et tout ce qui a précédé paraissait une nuit bien lointaine.
La lutte, des villages du Kalounayes casamançais aux « Mpappath » qui produisirent Ndongo Lô, était le véhicule d’une tradition supposée impérissable. Elle façonnait des héros locaux, de la porte d’à côté ; héritiers de filiations et de lignées familiales en « Kunda », où la science se transmettait, comme pour la pêche et la forge, dans la fratrie. La lutte était une sacralité qui survivait au temps et qui produisait des lutteurs dont les valeurs étaient une part centrale de l’équation. Moustapha Gueye en était l’archétype. Ce bonhomme avait acquis ses galons, à force d’apprentissage. Le génie est venu s’épanouir ensuite sur la base de ce legs. Tapha incarnait cette période où la lutte s’excusait presque d’avoir introduit la frappe, tant elle était une affaire d’art. Quand le tigre de Fass cassait jarres, s’aspergeait de lait, ses jambes arquées et son regard espiègle promettaient toujours à l’adversaire un coup de ruse par la suite. On se souvient tous sans doute d’un lutteur, dans un quartier, professionnel ou amateur, qui savait séduire avec des techniques qui compensaient le déficit de force. Tapha, c’était encore la lutte à taille raisonnable, l’arène escortée par les chants crépusculaires, car comme tout fait social total, la lutte touchait à la mystique, au chant, à la religion, et l’argent ne venait qu’en queue de peloton, comme une récompense de petite portée qui rappelait aux acteurs que la lutte seule ne faisait une vie. A Fass, banlieue calme et grouillante, Tapha était le grand, symbole de ce trésor fragile que menaçait le temps.
L’on peut sans doute verser dans la nostalgie et la mélancolie, pleurer sur l’âge d’or perdu. Mais c’est une bien triste consolation que la défaite heureuse. Le goût du neuf chez les peuples, aux quatre coins du monde, se fout de ce qui veut rester inaltéré. Les Hommes aiment la nouveauté. Le prophète du changement, Tyson, était la trompette qui annonçait l’arrivée du nouveau monde, de la lumière, dans la lutte. Phénomène national et presque secret auparavant, depuis Tyson, la lutte a irrigué le tissu économique et celui des corps, respectivement avec l’argent sale et les produits dopants. L’arène qui étouffait s’est étendue comme un empire commercial. La révolution des années 2000 a façonné une lutte nouvelle qui a tué un charme artisanal, pour l’économie industrielle. Faut-il le pleurer ? Je ne sais…
Pendant très longtemps, un mythe entretenu à renforts d’idéologie, a opposé la tradition à la modernité. Ce mythe était même devenu le leitmotiv du décolonialisme. On sommait en ce sens les individus, surtout les sociétés, de préserver leurs traditions contre lesdites dépravations du monde. Ce qu’ils avaient oublié, c’est que la modernité, avec le capitalisme et la mondialisation, n’est jamais en conflit avec la tradition. Le capitalisme ne jurant que par le marché, est cupide, il investit tout. La lutte est votre trésor et tradition, demande le capitalisme ? Répondez-lui oui qu’il sourira, investira, chantera, dansera avec vous, et raflera la mise. Et les lutteurs deviendront des vedettes couvertes d’or comme les stars occidentales, des produits marketings, des flambeurs. Du Tyson américain à la version tropicale, la singerie est une part du rêve, puisé dans la télévision. Et pourtant, le soir venu, à chaque interview, les lutteurs-stars réciteront le protocole de bienséance nationale, fait de prières et d’hommages, pour tenter vainement d’oublier qu’ils sont les agents de l’aliénation. Pourtant devant son poste, le téléspectateur s’amuse autant, croyant « aux réalités locales » qui ne sont en vérité que les acculturations les plus douces. La lutte voyage, du Guardian au New-York Times, elle séduit, s’exporte comme intérêt, mais reste dans la pratique un fait national. Cette contradiction est un résumé des hybridations, et l’écartèlement entre la réalité de son appartenance au temps du monde et le rêve militant, de retrouver d’une pureté identitaire et tout bonnement illusoire.
En 97 Tapha s’est effondré. Tyson s’est envolé. Allégorie d’une transition. La mort du legs et le triomphe du légataire. Si Tyson a ouvert la voie aux stars actuelles de la lutte, et si le nouveau a si bien prospéré, c’est que la société couvait en elle tous les germes qui conditionnent la prospérité du nouveau. Le train de l’Histoire est une violence. Il arrache aux bras des plus méritants ce qu’ils veulent préserver. Mais souvent, quand le génie s’adapte, il se réinvente et refaçonne la perte et la transforme en trésor. Voilà le chainon manquant. La réinvention a été délaissée au profit du voyage dans le passé, d’où l’abatardissement actuel, qui est la variante nocive du nécessaire mélange, immanquable, des peuples et des influences. Tyson est devenu depuis un notable, un « cheikh », terrassé de défaites successives et humiliantes. Tapha goûte à une vie de silence et de frangin modèle. A quoi ça tient, vraiment, ces choses-là ? L’incapacité à affronter sereinement l’avenir pousse toujours à jalouser le passé. Le rêve à rebours est une impuissance. La nostalgie reste sublime comme sentiment, horrible comme idéologie.