AFROSPHÈRE – A’Salfo n’est plus à présenter. Surtout après les succès planétaires de « 1er Gaou » et plus récemment du single « Magic in the Air », à l’occasion du Mondial 2018. Le leader de Magic System est devenu en vingt ans l’ambassadeur de la musique du continentnoir , bien au-delà de sa Côte d’Ivoire natale, dont il ne s’éloigne jamais trop longtemps. Interview.
Il se tient là, dans le hall de ce grand hôtel de l’Ouest parisien, souriant, reposé et jovial, toujours prêt à dégainer une remarque humoristique. Nous sommes mi-août et A’Salfo – Salif Traoré pour l’état civil – vient de prendre quinze jours de vacances à New York, en famille. Des vacances « à la Salif », au rythme du zouglou et des rendez-vous d’affaires. A partir de 2019, il devrait assurer la programmation africaine du célébrissime festival SummerStage, qui se tient tous les étés à Central Park, histoire de dessiller les oreilles des mélomanes américains. « Say it Loud, I’m African and I’m Proud ! » aurait pu entonner A’Salfo, en parodiant James Brown. Car il ne cesse jamais de bâtir, celui qui s’est imposé comme le leader du groupe Magic System, ce que d’ailleurs Goudé, Manadja et Tino, les trois autres membres de la formation, ne contestent nullement.
Le mot « proud » (fier) revient souvent dans la bouche de Salif quand il laisse parler en lui l’ancien joueur de foot et l’aficionado. « La Fédération française ne nous avait pas prévenus de son choix pour le Mondial russe, précise-t-il. J’ai été agréablement surpris quand j’ai su qu’elle avait sélectionné “Magic in the Air”, notre dernier tube, comme chanson officielle. Que les Bleus, tous ces jeunes avant tout français, aient pu tirer l’ancien pays “colonisateur” jusqu’au sommet nous a remplis de fierté. »
Les vacances sont finies. A’Salfo et ses trois complices repartent demain pour Abidjan. Direction l’école du micro : le quatuor prépare l’enregistrement de son prochain album, entre Paris – pour le groove international – et la Côte d’Ivoire – pour baigner dans le feeling local. En vingt ans de carrière, ils ont vendu cinq millions d’albums à travers le monde et reçu trois disques de platine, seize d’or… Leur hit international « 1er Gaou » est devenu un classique, incontournable dans toute fête de mariage ou soirée, à Casablanca comme à Bruxelles, à Paris et à Douala. Magic System est le groupe populaire par excellence, devenu bon gré malgré franco-africain. Tellement populaire que le président Macron fit appel à lui, le 7 mai 2017, pour assurer le haut de l’affiche de sa soirée d’investiture. « Un clin d’oeil à cette Afrique trop souvent décriée », explique le chanteur.
Le succès du Festival des musiques urbaines d’Anoumabo (Femua), que le Magic organise chaque année, est révélateur de la popularité du groupe sur le continent. La dernière édition, en avril 2018, a été le rendez-vous incontournable du show-business africain. Deux scènes à Abidjan, auxquelles il fallait ajouter un concert à Korhogo, la métropole du Nord. Un public de près de 100 000 personnes s’est régalé d’une affiche brillante : de Soprano à Yemi Alade, que du beau linge !
Sorti pour la première fois en 2014, le single devient l’hymne de l’équipe de France de football pour la Coupe du monde 2018. Aujourd’hui, le clip comptabilise plus de 209 millions de vues sur YouTube.
Une fois encore, Salif aura été increvable durant le festival, se démultipliant ici et là à l’infini… Et son entourage et les journalistes, épuisés après quatre jours et quatre nuits quasi blanches, ont encore en mémoire cette halte soudaine dans une école de la ville de Korhogo, sous un soleil de plomb. Mais pourquoi, mon Dieu ? Pour simplement entonner avec les enfants « Magic in the Air » ! Pour montrer à la presse internationale la récente contribution financière du groupe, à savoir l’achat de bancs pour l’établissement ? Peut-être… A’Salfo, lui, explique : « Quand un enfant est content, c’est tout un pays qui est content ! » Un chanteur qui sait aussi être un espiègle de l’affectif. Comment expliquer autrement son attention à l’égard de Lokua Kanza ? La star congolaise fêtait son 60e anniversaire durant le festival et le porte-parole du Magic avait tout simplement offert le voyage Paris-Abidjan à ses enfants pour lui faire la surprise !
A’Salfo ou le businessman « à l’ADN social », comme le prouve le Femua, son coeur de chauffe affectif, dont les recettes permettent de bâtir des infrastructures (écoles, maternités…) en Côte d’Ivoire
« On voulait importer ce qui n’existait pas en Afrique », explique l’interprète de « 1er Gaou » à propos du Femua. Celui qui aurait dû être condamné à végéter dans les tréfonds de la société ivoirienne a très vite compris qu’ambition, rigueur, professionnalisme et travail constituaient les règles du jeu du showbiz international et qu’il devrait bien, un jour ou l’autre, régir également la scène musicale africaine. Ça tombe bien : il possédait toutes ces qualités. « C’est un homme qui a une exceptionnelle faculté d’adaptation, il comprend très vite les enjeux fondamentaux », explique un de ses proches. Il fallut donc renoncer parfois à cette « décontraction » si africaine. Et ses coups de gueule ont souvent émaillé l’existence du groupe…
Une des clés de son destin se trouve dans son long parcours social
Pas besoin de le côtoyer des décennies pour comprendre que A’Salfo s’impose désormais comme l’une des figures de cette nouvelle génération d’Africains qui veulent faire bouger les choses dans leur pays et sur leur continent. Chez lui, pas de vision manichéenne et agressive à l’encontre du « monde des Blancs », mais une ouverture d’esprit, une volonté de savoir propre aux autodidactes. Le tout au service d’une certaine obstination, son principal défaut, avoue-t-il. A’Salfo ou le businessman « à l’ADN social », comme le prouve le Femua, son coeur de chauffe affectif, dont les recettes permettent de bâtir des infrastructures (écoles, maternités…) en Côte d’Ivoire.
Une des clés de son destin se trouve dans son long parcours social. Celui-ci, qu’il ne cherche pas à dissimuler, commence à Anoumabo, qui le vit naître il y a trente-neuf ans. Ce quartier plus que populaire, fourmilière de près de 30 000 habitants, étalé au bord de la lagune Ebrié qui scinde quasiment Abidjan en deux, cet incroyable dédale de ruelles sablonneuses, de masures, de mosquées, d’églises, de boutiques et de maquis – ces petits restos populaires – qui surgissent à la va-comme-je-te-pousse, fut sa première école de la vie. Salif y a traîné un quart de siècle, sixième d’une fratrie de neuf enfants (six frères, dont son jumeau, et deux soeurs) affrontant la misère. Son père, manoeuvre dans le BTP, d’origine burkinabé, était venu, à l’instar de nombreux compatriotes, s’installer en Côte d’Ivoire dans les années 1940, attiré par le boom économique.
Aucun exhibitionnisme chez lui, quand il montre la misérable concession familiale ; l’école primaire Aliodan et la classe où ils étaient plus de 100 élèves ; le collège moderne de Port-Bouët où il dut renoncer à poursuivre ses études secondaires au début de la terminale ; les maquis qu’il fréquentait sans le sou ; la place poussiéreuse où il se retrouvait tous les jours avec Manadja, Goudé et Tino, lorsqu’il commença à jouer avec eux du zouglou, la musique qui raconte la rue, ses joies, ses misères. Et où les quatre « gaous » refaisaient le monde, se rêvant en Beatles ivoiriens… Vingt ans plus tard, ils le sont presque devenus et A’Salfo aurait pu se contenter, comme de nombreux artistes, de vivre tranquillement de sa musique et de ses rentes, entre sa résidence parisienne et sa belle villa abidjanaise, avec sa femme Hélène et ses trois enfants. Oui, mais voilà…
Quand on atteint un certain niveau de notoriété, on n’appartient à personne
Non, décidément, aucun exhibitionnisme, pas non plus de revanche sur la vie, mais plutôt l’application d’un vieil adage africain : « Savoir d’où l’on vient pour savoir où l’on va. » Il suffit de constater la démarche unique qui a présidé au lancement du Femua : A’Salfo et ses trois complices décident, en 2008, d’initier cet événement… en installant la scène sur cette même place poussiéreuse de leurs débuts ! Représentation emblématique d’une histoire des origines. Et tant pis si les dizaines de milliers de spectateurs s’entassaient tant bien que mal le long de l’artère donnant sur la scène !
Et d’aucuns de commenter l’évolution de celui qui est devenu en 2012 ambassadeur de bonne volonté de l’Unesco. En Côte d’Ivoire, nul n’a oublié que, avec le Magic, il a été chargé, entre 1997 et 1999, de l’animation culturelle à la Fédération estudiantine et scolaire de Côte d’Ivoire (Fesci), le sulfureux syndicat révolutionnaire. La politique ne l’a jamais quitté depuis. D’ailleurs, on ne se gêne pas parfois pour critiquer son « opportunisme ». Ne fréquenta-t-il pas le palais sous la présidence de Laurent Gbagbo, avant de se lier d’amitié avec Dominique Ouattara, l’actuelle première dame ? « Quand on atteint un certain niveau de notoriété, objecte-t-il, on n’appartient à personne. Je représente la Côte d’Ivoire à l’extérieur, donc je suis obligé de faire avec les autorités qui la représentent. » « A’Salfo bénéficie d’une image très positive dans le pays, commente de son côté Philippe Kouhon, rédacteur en chef de l’agence Afrikipresse. Grâce au Femua, devenu une institution, il pourrait bien se lancer à la faveur d’un changement générationnel dans le personnel politique. » « La politique divise, la musique unit, préfère répondre l’intéressé. Il y a incompatibilité. Mais si la situation nationale l’exigeait, pourquoi pas… »