C’est le propre des hommes politiques de devenir désirables et populaires dès qu’ils quittent le pouvoir. On leur pardonne presque tout. Ces moments d’adieu sont souvent des moments d’absolution par l’opinion, y compris de tous les forfaits passés. L’état de disgrâce s’achève ainsi dans un vent d’émotion, où la nature sacrée et mystique du pouvoir renaît comme par miracle, enveloppant d’un nouvel éclat ces hommes jadis vilipendés. Rejugés ainsi par le tribunal populaire une fois leur départ acté, ils s’en tirent blanchis ; capital avec lequel ils se rachètent virginité et misent sur l’avenir, bien souvent dans des projets d’humanisme fédérateurs. « Tout le monde vous aime quand vous n’êtes plus un danger pour personne », résume, avec malice, Arsène Wenger. La retraite a ceci d’inoffensif et de terrible en politique : elle flanque à la mort un je ne-sais-quoi de joie, de prestige nul. Avec la propension très sénégalaise à la flagornerie, et à la fabrique du consensus, au nom de la concorde nationale, ce trait commun aux politiques partout dans le monde, a une saveur spéciale au Sénégal. Pour peu que les mêmes hommes soient dans le « grand âge », qu’il s’y mêle une forme de pitié allégeante, cet amour pour des fossiles majestueux, ils deviennent impérissables.
Question âge, Abdou Diouf a quitté le pouvoir assez jeune pour les standards africains. Le siècle était nouveau. Il était encore dans la soixantaine fringante. Pour cet homme minimaliste, qui semblait avoir à cœur d’être à la hauteur de sa taille et de sa mission, le pouvoir avait été une école de transmission, de discipline et d’application. Après un séjour scolaire méritant au Sénégal, le longiligne met le cap en France. A l’ENFOM (école nationale de la France d’outre-mer) où il est admis, la colonie avait à cœur d’y former sa crème, corps d’élite, destiné à reprendre le flambeau : éteindre celui de la colonie et à allumer celui de l’indépendance. Vœu pieux. Il aime la philosophie et y affine sa tentation du blasphème. Il soutient même un mémoire sur l’islam et la société wolof. Entre le père de la nation, Senghor, et le fils prodige, Diouf, on est presque comme dans une transmission filiale, faite de confiance. L’aîné méritant, habile fonctionnaire, souple pour le compromis, dur dans le jeu politique, avait très tôt les attributs du pouvoir. A la veille des années 80, la grogne sociale était assez modeste, quelques aléas climatiques, seuls ou presque, venaient perturber la tranquillité d’un pouvoir où les déchirures internes et les oppositions étouffaient sous la férule de Senghor. Le poète a trompé son monde, il s‘est très vite aguerri en politique, et a compris une valeur essentielle et pratique au pouvoir : pour bien être dur, on n’a pas besoin de bander les muscles. C’est ainsi, avec sa nature douce, presque passive, que Senghor avait réduit l’opposition à la périphérie, usant par moment de la force, même crapuleuse voire criminelle, pour bâillonner ses adversaires. On peut estimer, sans trop de risque, que cette manière de gérer le pouvoir, c’est-à-dire, ce vernis emphatique, et cette rudesse intérieure, est l’un des legs de Senghor à Diouf. L’administration savait former ces tueurs froids, impeccables dans leur costume, aux mots qui ne dépassaient jamais leurs pensées, et qui incarnaient, finalement, une forme de piété politique, qui fraternisaient avec le religieux.
Pendant ce temps, la vie intellectuelle battait son plein. Mai 68 avait débordé de Paris et inondé les capitales africaines. Le marxisme était en plein triomphe. Les idées de ré-enracinement étaient la vogue du moment. D’autant plus que les indépendances, négociées plus qu’acquises, commençaient à trahir les espoirs. Dakar tout particulièrement sera un des pôles de cette effervescence, où tous ces intellectuels de la même génération, formés en France, ou à la française, quel que soit leur orientation, se confronteront. D’un côté, les corps de la république, tenant l’administration et de l’autre, la parole intellectuelle dissidente est énergique, rêvant de révolution et secrètement de pouvoir. Abdoulaye Wade en sera l’incarnation et le prototype. Ce glouton des études, séducteur impénitent au goût vestimentaire affiné, ce rhéteur infatigable, le sait : il lui faut un récit fondateur de son propre mythe pour se différencier de tous ces autres habitués du quartier latin à Paris, qui débattaient à Présence africaine. Le goût pour le libéralisme de Wade naîtra en partie, de cette volonté de se créer un destin, de faire un pas de côté, de la marche générale. Son profil de matheux, ses grands rêves pour l’Afrique, ce goût du projet et de la démesure, celui de la bataille politique, feront le reste. Il avait bien préparé sa monture pour sa traversée du désert. Entre participation à l’élan national à travers le gouvernement, et traçage d’un parcours secret. C’est bien du reste une ligne de fracture qui est restée dans le champ politique : d’un côté les exécutants administratifs et de l’autre les révolutionnaires. Ce duel éternel devrait sans doute un jour ou l’autre sourire à Wade, il était dans le système et en dehors. En 1974, avec le parti démocratique sénégalais, naîtra officiellement l’ambition, année marquée par une sécheresse terrible : le Sopi est une prophétie de longue perspective historique. Si Diouf est un enfant gâté du pouvoir, fils préféré du pouvoir, Wade en fera le fils maudit. L’un est servi à table, l’autre chasse pour survivre.
Les historiens de la politique sénégalaise auront du mal à faire le bilan de gestion de Wade et Diouf. Consigner les temps forts et faibles de ses régimes. Tant ils sont à la fois semblables et dissemblables. Les 20 ans de Diouf au pouvoir, 40 si on est généreux, ont été marqués par des accalmies la première vingtaine, et des accélérations à partir des années 80 marquées par des épisodes durs géopolitiques. Diouf n’a pas eu beaucoup de flair. L’homme d’Etat est resté un homme de gestion, sans jamais se sortir de cette rigide direction pour offrir autre chose à un pays où l’exaspération avait commencé à embraser l’électorat. C’est le contre-coup des visions trop administratives, trop diplomatiques, trop secrètes, que d’être vantés en temps de paix mais si terriblement inefficaces en temps d’agitation. Diouf n’avait pas senti se détacher le pays irréversiblement, et l’administration qui lui était acquise, le nombre impressionnant de ses cadres socialistes, l’ont aveuglé, dans une tenue du pouvoir qui n’a jamais pris les volontés du peuple en considération. La hauteur de Diouf n’avait jamais été accessible à la plèbe. Il semblait les toiser. Avec la diplomatie inter-confrérique qu’il arrivait bien à tenir, il a péché en pensant que la concorde pleine de gratitude pour le pouvoir, surtout quand il s’associe au religieux, allait anesthésier les colères. La volonté de renouveau, toujours, vive dans les peuples, commencera à gronder. Dans le labyrinthe du secret de l’administration, les malversations et les détournements installeront cette pratique opaque du pouvoir, de laquelle était exclue l’opinion publique. Jouissant toujours d’un apriori favorable, pour sa tenue, l’attitude de Diouf sera progressivement qualifiée de mollesse, et quand elle devient rude, de germes d’autorité. Le système était à bout de souffle, d’autant plus que le vent du libéralisme était fier. Diouf était resté le même dans un pays qui changeait. Il n’a jamais véritablement eu de talent politique, ni dans la projection, ni dans l’inspiration populaire. Il était resté un fonctionnaire, un homme charmant, capable de colère grondante, avec cependant un charisme qui rétrécit à mesure du temps, jusqu’à ne devenir que cendres figées d’un prestige révolu.
L’état de grâce était ainsi tout promis à son successeur, Wade en 2000. Il était devenu une marque, un crâne, des bretelles, un épi de mil couleur or, une vieille Renault tuberculeuse. Wade avait le mythe. Il connaissait un peu le peuple, il l’avait fréquenté pendant sa solitude. C’est bien souvent le seul avantage à ne pas être dans la lumière, on se nourrit des leçons de vie des ombres. L’ambition gourmande qu’il jette dans le pays, la démesure des chantiers, la folie des idées nouvelles, à l’échelle africaine, posent un homme productif, mais sans tenue. Etancher une grande soif en avalant précocement des litres, voilà l’erreur pour le jeuneur. Wade s’était privé, il voulait une revanche. L’arrivisme, miné par les frustrations d’avant, a la jouissance immodeste. Ce pouvoir express tiendra un mandat jusqu’en 2007, où l’euphorie du pouvoir bascule dans les largesses du pouvoir. A la verticalité et au secret des magouilles sous Diouf, Wade avait substitué, l’horizontalité et la grossièreté de la magouille. Le système, perverti par les transhumances, restera le même que sous Diouf, tout juste deviendra-t-il obscène, en manquant la discrétion d’administration qui caractérisait les équipes de Diouf. La générosité en idées de Wade sera condamnée par l’absence de formalisation de ces dernières. Elles devenaient comme des acquis de conscience, des produits pour se rassurer de son propre génie et de sa propre envergure. La transformation du personnel politique qui interviendra avec Wade, marquera aussi l’entrée dans un nouveau monde, où la promotion ne se fera pas sur les bases du mérite, mais sur des bases plus clientélistes. Tout ce que le pouvoir cachait dans la nuit du secret, Wade lui donnera le goût du jour. Les équilibres entre le temporel et le spirituel, qui se négocient depuis Senghor, entre Touba, le palais et Tivaouane, seront avec Wade dans un déséquilibre, avec un parti pris de Wade et des visées politiciennes. En 2000 le pouvoir quittait une hauteur caduque pour embrasser des largesses désolantes. Trames communes du manque de la dimension totale du pouvoir, chez Diouf comme chez Wade.
Les deux premiers fils ont échoué à faire la nation sénégalaise. Des parcelles émiettées cohabitent dans une timide harmonie, surévaluée, épargnée par les secousses. Ils ont été frileux sur le chantier. Cette dérobade devant la difficulté de la tâche condamne leur legs à porter ce goût d’échec. Le cours relativement sage de la vie politique sénégalaise, n’a pas permis à ces deux hommes d’avoir des moments de densité historique à gérer : la dimension tragique. Même la Casamance n’a pas servi de tremplin pour rehausser la symbolique du pouvoir. Sur le champ politique aucun héritage d’une tradition vertueuse ne pourra être retenu comme fait majeur. Sur le champ économique, la dépossession progressive de la souveraineté des Etats les a conduits à rester à la remorque des marchés et institutions financières. Sur les ressources de la transformation locale, à travers une ingénierie nationale, rien non plus. Aucune avancée économique majeure, pérenne, touchant de grandes masses populaires, ne peut leur être attribuée. Sur le champ religieux, depuis les craintes de Moriba Magassouba dans les années 80 à travers son livre L’islam au Sénégal. Demain les mollahs ? le fait religieux a disparu de l’agenda du politique, qui a tout bonnement démissionné, hormis quelques spasmes épisodiques et vains. Avec Diouf il y avait encore les restes du Bûr, avec Wade, on a eu le Ngûr. Ces présidents, enfants de la colonie quoiqu’ils en disent, n’en sont pas moins des enfants, produits historiques de la société sénégalaise. Sur le plan culturel, la profusion des initiatives pour l’école masque la fabrique de la médiocrité chez Wade, et le manque de vision chez Diouf qui s’est reposé sur des acquis mis à mal par le temps. Jusqu’à ses mémoires, Diouf est resté le même, on ne peut lui arracher une confidence. A plus de 90 ans, Wade est toujours un roi nu. Il manque l’envergure du legs au deux. Le bilan politique est à la portée de chaque président, le dessin des contours d’un futur désirable est la vraie marque des grands hommes politiques.
Aux grands hommes, la patrie ne doit pas être toujours reconnaissante. Elle peut l’être, mais aussi, être lucide et exigeante avec eux. Il en est de Diouf comme de Wade, et de beaucoup d’idoles nationales, que la mémoire a tendance à être partielle, donc clémente. Au-delà de la résignation des populations, qui les conduit à accepter les systèmes du moment qu’ils peuvent espérer que des miettes leur parviennent, il y a une culture de la suffisance dans la gestion de l’Etat, qui jamais profondément auditée, se sait inattaquable. Le vaste cloaque qui semble tenir de débat politique naît de ce fait là. Que Wade et Diouf ne l’aient pas désinstallé, qu’ils l’aient même creusé, rend l’affaire bien périlleuse. Ils ont produit plus ou moins directement la génération actuelle, celle des aspirants politiques jeunes, qui se complait dans des clans préétablis, redoutant le débat et se rassurant dans la complaisance de l’entre-soi. Mais de tout ceci n’est rien. L’Histoire est déjà passée. Wade et Diouf sont encensés. Ils sortent de la scène bénis, salués et chantés. La mémoire nationale attendri par les adieux, a vu chez ces hommes, des zestes de hauteurs, et pas assez de largesses. N’est-il pas finalement plus sage de tourner la page et de laisser l’histoire trancher ? En cela une valeur religieuse peut être d’une belle aide : la miséricorde. Qui la donne alors ? Dieu ou le peuple ?