La mairie de Ziguinchor, plus qu’un bâtiment et une institution, est l’un des foyers centraux de la séquence moderne de la Casamance. L’Histoire s’y est jouée, et continue de s’y jouer, et avec elle, ses hommes dont les trajectoires reflètent les déchirures politiques locales et nationales. Les 5 mandats de Robert Sagna n’ont pas changé cette donne et ont donné à voir l’illisibilité politique de la « gauche », et les accommodements déraisonnables qui enracinent le statut quo. La mairie sise au quartier Escale est le cœur d’un conflit de divers ordres : régional, historique, idéologique, économique, politique, intellectuel, voire ethnique. Toutes sphères qui ont nourri à des degrés divers le conflit casamançais et ébranlé la concorde nationale.
Il faut se souvenir de la gestion arbitraire du maire Abdoulaye Sy dans les années 70, dans son passage à la mairie, pour remonter aux origines d’une maison municipale qui est le nœud d’une conflictualité qui perdure, jusque dans les mandatures actuelles. Dans les différentes raisons de la colère des habitants qui se sont soulevés à l’aube des années 80 pour réclamer l’indépendance, revient souvent la gestion légère, condescendante, de ce maire responsable du bradage des terres, attentant ainsi à la relation sacrée à la terre telle qu’on la connaît en pays Joola. Cette blessure est restée comme l’écorchure de naissance du conflit, le parachutage exogène de personnes qui sabordent l’héritage territorial. C’est le même schéma impérial du reste, de d’expropriation et de déconnexion, à plus grande échelle, qui forme la trame de la colonisation.
L’arrivée de Robert Sagna promettait ainsi un chapitre neuf. Un nouvel envol d’une région aux potentialités innombrables. Le natif de Brin, en basse Casamance, où Augustin Diamacoune Senghor eût lui-même une vie, était comme l’annonce de la fermeture définitive de la parenthèse douloureuse. Ingénieur agronome, jeune élu, intellectuel, cadre socialiste à dimension nationale, attaché à son terroir, sensible aux désirs des populations qu’il allait administrer, Robert Sagna avait un bagage presque parfait. Affable et souriant, il avait un abord cordial et une souplesse dans sa relation aux autres, très appréciée.
Nul besoin pourtant de rappeler que ses 5 mandants aboutiront à ce cruel constat : un terrible échec. On objectera que le conflit irrédentiste de Casamance a été un grand caillou dans sa chaussure et on aura raison. Mais l’analyse serait insuffisante. Les causes de cet effondrement, de cette régression à bien des égards, sont à chercher dans une inadéquation originelle inhérente à la structure politique nationale : la rencontre entre des hommes, rincés de leur compétence par le temps, et un cadre idéologique importé. Tout le malheur de la politique nationale est d’être prisonnière de cette catégorisation exsangue, entre des catégories inopérantes, comme « gauche » et « droite », et l’incapacité même de penser en termes de justice, d’éthique, d’égalité, de solidarité, dans leur version locale.
Dans sa volonté d’essaimer, le parti socialiste avait un schéma classique : il faisait la promotion d’élus locaux qui épousaient l’ethnie locale. Chaque région avait une sorte de leader politique qui partageait des affinités avec des populations majoritaires. De cette base électorale, se faisait ensuite l’impulsion nationale qui aboutissait à l’intégration du gouvernement qui devenaient ainsi réceptacle du panachage régional et ethnique. L’échec à fonder une nation de citoyen interchangeable, a donc eu comme recours, ce mélange. Robert Sagna était l’égérie de cette politique à Ziguinchor.
Ni son savoir d’agronome, ni son savoir-faire politique, ne viendront à la rescousse d’une région pourtant riche où l’agriculture au-delà du fait vivrier est aussi culturel. Ni le maire, ni le multi-ministre ni l’homme, n’ont jeté les bases d’une transformation durable, à l’échelle régional et national. Le ressort ethnique restera un habile accoudoir pour utiliser le conflit à des fins sinon personnelles assurément opportunistes. Robert Sagna était devenu un négociateur qui savait à la manière de toutes les émissaires nourris au conflit, maintenir un voile de paix tiède et derrière les manœuvres politique battaient leur plein pour se garantir un rab de mandant.
On pourrait ainsi à loisir continuer le procès de ce type de politique mais l’analyse du cadre serait plus importante. La gauche sénégalaise – catégorie vide sociologiquement – fait fantasmer depuis longtemps alors qu’elle n’existe pas en dehors des schémas de façades. Outre que le cadre qui le définit est un legs colonial, et donc aussi anticolonial, elle n’a pas de substance propre, de portée endogène. De la lutte à la FEANF jusqu’aux expressions du marxismes dans les années 60, le grand absent dans le calendrier de la gauche a été l’invention d’un vrai socialisme qui emprunte à la matrice commune mais qui arrive à allier la lutte pour la libération aux nécessités de rompre les féodalités, les privilèges, pour l’advenue d’une vraie justice sociale, d’un sens de la solidarité plus aigu et d’un partage démocratique.
Ce qui est frappant, c’est de noter que les barons du parti socialiste, deviendront presque les barons alliés aux féodalités, renonçant ainsi à toute quête de justice et d’égalité sociale. Le plaquage des catégories gauche / droite, inconséquent et exsangue, crée un territoire politique vaste, où parce que les idées importent peu, aucune frontière de décence n’est possible et la transhumance n’est que la licence et le visa du voyage dans ce territoire.
Je me suis longtemps demandé à quelles idées tenait Robert Sagna ? Quels étaient ses principes ? Ses valeurs ? A véritablement les sonder, on s’aperçoit qu’ils sont bien secondaires. Dans la formation politique de ces nombreux cadres, l’idéal idéologique n’est envisagé que dans le front contre l’occident. Tous les blocs politiques censés être de gauche ou de droite, ont frayé ensemble à des temps de l’histoire politique. Le libéral et le socialiste sont ainsi des extraversions de l’intérêt national. L’importation d’un socialisme pris dans les rets de la guerre froide, qui s’exprime par un syndicalisme importé aussi, a jeté les bases d’un fourvoiement originel. Loin du bolivarisme, voire du panarabisme, le socialisme sénégalais est un fétiche qui non content de donner vie aux clichés importés et non assimilés, prétend les combattre dans son mensonge.
Robert Sagna a donné la mesure du ridicule des « appellations socialistes » dans la fin de sa vie politique comme beaucoup d’autres. La récente image de toutes les idoles politiques depuis les indépendances agglutinées derrières Macky Sall lors d’un meeting était le symbole parfait de l’absence dans l’histoire de cloisons idéologiques. C’était le cimetière des dinosaures en quête de survie qui gardent le même corps politique, juste habillé différemment en fonction de la météo du pouvoir. L’absence d’idées matricielles créent un grand espace où les catégories sont ronflantes mais vides. Il ne reste qu’un espace politique homogène où reste la liberté de se mouvoir, irrigués par les contraintes alimentaires et la volonté de maintenir des privilèges.
Le socialisme sénégalais n’a pas de véritable passé par conséquent au sens palpable, réel du mot. Mais il peut avoir un avenir qui requiert un vrai travail pour aller arracher des acquis et faire émerger une vraie lutte de classe. Comme l’ancien régime qui a rencontré la notion locale du Buur et du Nguur, les cadres gauche-droite importés ont rencontré la médiocrité des hommes pour entériner le cauchemar politique. Ce vert politique socialiste est depuis longtemps – sinon toujours – dans le fruit. Robert Sagna en est un produit ou une victime, c’est selon.
Elgas
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