Les entrées à l’Elysée de nouveaux présidents offrent toujours des moments précieux. Dans la période récente, on se souvient bien sûr de la famille recomposée de Nicolas Sarkozy, montant les marches comme à Cannes en mai 2007. Le blond impérial des enfants Jean et Pierre Sarkozy, la joie candide du petit dernier Louis, le chic silencieux et glacial de Cécilia. Le vernis étincelant d’une famille unie à l’assaut du pouvoir couvait déjà, pourtant, les blessures conjugales de l’ancien maire de Neuilly. Mais rien ne transparut. Le moment avait sa grâce inaltérable. Hollande, théoricien de la normalité au sommet de l’État, en fut aussi bon praticien. On ne retient presque rien de sa passation, sinon l’inélégance de ne pas avoir raccompagné Sarkozy à sa voiture en 2012, dans une animosité sans filtre qu’affichait le nouveau locataire. Le protocole perdit en tact, ne gagnant rien en retour, sinon la prestance de Valérie Trierweiler, appelée déjà, sur ce perron élyséen, à jouer des premiers rôles circonscrits dans le flou d’un statut matrimonial. Comme scène de ce théâtre quinquennal, pourtant éphémère, le perron du palais avait l’allure plus fraîche en 2017, comme énergisé d’un engouement nouveau. Brigitte et Emmanuel Macron en étaient presque les acteurs secondaires. Dans les premiers rôles, il y avait la bande de trentenaires, spin doctors de classe, génies des coulisses, cracks complices, qui ont porté, dans un dégagisme savant, Macron au pouvoir. Dans une mise en scène millimétrée, la garde rapprochée est entrée à l’Elysée ensemble, boys & girl band insouciants, semblant sous le crépitement des flashs, dans un de ces moments bénis, à l’irradiation contagieuse. Sibeth Ndiaye était dans le lot, seule femme, la mise hésitante, mais parfaitement colorée. Eblouissante et souriante, elle aimantait la caméra. Attestation supplémentaire d’un temps nouveau où l’image vaut plus que le discours, la jeune proche, chargée des relations avec la presse, accrochait un nouveau trophée à son palmarès.
Ombre & lumière du pouvoir
Des jours plus tôt, un documentaire de Yann l’Hénoret dans la fabrique de la victoire, donnait déjà à voir le rôle de Sibeth dans ce club du pouvoir : premier cercle du président, muse et garde-fou incontournable, au besoin grondée pour quelques ratés, elle restait tout de même symbole de cette pratique nouvelle, teintée de jeunisme, vierge d’expérience, mais bourrée de volontarisme et de lexique entrepreneurial. Entre Sibeth et Emmanuel, c’est la rencontre entre le coup de foudre et le coup de ruse, le symbole et l’opportunité, l’intérêt et la sincérité. En un mot : l’alliage nécessaire dans le temps de la communication politique. Sa promotion à l’heure où l’équipe s’effrite est comme la sanction légitime d’une dévotion de la première heure. Symbole pour symbole, c’est la filiation des nominations dont le coup « diversitaire » tend à voiler la sanction légitime du mérite.
De ce pouvoir fringant, de golden boys et de golden girls, à l’assemblée nationale, en passant par les milieux d’activismes décoloniaux, les conseils de surveillance de la sorbonne, il y a bien un monde. Danièle Obono se tient à l’autre bout. L’oratrice nationale de la France insoumise ne s’est pas construite dans la naphtaline du pouvoir. Rudoyée, suspectée, attaquée, sans être que victime, elle a une pratique de l’opposition avec des pointes radicales qui ont à voir avec un parcours et des convictions. Des deux côtés du pouvoir, la lumière éclaire différemment deux femmes noires, sensiblement le même âge, aux portes de la quarantaine, fausses soeurs des contentieux postcoloniaux, dont elles deviennent, tour à tour, les égéries, les héroïnes, les victimes, les faire-valoir, voire les imposteurs. Seule demeure systématique contre elles, la constante mise à l’index des femmes (pas que noires) en politique, sur qui pèse le soupçon d’une usurpation qui procède par tous les poncifs racistes et sexistes. Victimes, avant de faire leurs preuves, d’un préjugé tenace, c’est une part d’insouciance, de rêve, qu’on leur ôte. Elles sont attendues. On projette sur elles bien des fantasmes. On leur prête plus qu’elles n’ont. A ce jeu, il peut être tentant de ne voir en elles que les illustrations d’une France incurablement raciste. C’est du reste l’une des analyses les plus promues comme explication du malaise. Il y a bien du vrai, l’hystérie contre elles porte les germes de l’hostilité d’une France qui a mal à sa diversité, et qui peine à inclure dans son corps républicain celles qui font du reste le choix de l’intégrer au prix de certains sacrifices. Toutefois, s’arrêter au racisme, c’est manquer de voir une complexité du sujet, l’existence d’une double assignation : celle que les minorités peuvent entretenir et celle qu’on leur assigne. C’est un impensé ou alors un négligé dans l’analyse : l’affirmation identitaire est double, possiblement antagoniste, surtout quand elle aspire à un même espace national.
Privilège de classe ou d’ethnie ?
De Danièle Obono, on sait plus ou moins vaguement qu’elle est fille d’ancien homme politique gabonais. Que les hoquets démocratiques de ce petit pays dans les années 80 ont contraint beaucoup d’intellectuels, dont son père, porteurs de rêves de pluralité et d’ambition politique, à s’exiler comme ce fut le tarif dans beaucoup de pays africains. La France est, dans la majorité des cas, le pays du salut. Les intellectuels francophones y vont ou y retournent, dans un amour acide et ombilical. Quand la petite Danièle arrive dans le sud de la France, elle entre à peine dans l’adolescence. De la bourgeoisie gabonaise qui fut son berceau, elle garde les apparences et les minima, mais baigne dans un début d’anonymat. Les privilèges ne voyagent pas hélas ou alors avec bien des plafonds, les frontières les filtrent surtout dans le sens Sud-Nord. A trop psychologiser, on pourrait attribuer à cette frustration originelle, l’entaille visible de cette écorchée politique qui s’engluera dans des études interminables de sciences sociales à la Sorbonne dont une thèse (non soutenue) est le marqueur. Sursis de ceux que le système capitaliste nargue, et formation intellectuelle solide, la thèse est souvent le compromis auquel consent l’ambition des étudiants étrangers, là où macère un mélange de frustrations diverses, mais aussi amorce d’une arrogance du savoir et du prêche intellectuel combatif.
Parfait contre-exemple de ce parcours, Sibeth Ndiaye en garde pourtant des traces semblables. Fille de hauts dignitaires de l’Etat sénégalais, respectivement acteur précurseur du multipartisme sénégalais pour son père dans les année 80 et première femme présidente du conseil constitutionnel pour sa mère, elle a eu une voie quasi-tracée. Comme toute la caste des dirigeants africains, les enfants vont à l’étranger, en France en particulier, se former, avec la promesse de revenir « faire » le pays. Pour un retour au pays, statistiquement, il y en a dix qui restent en France, pour diverses raisons tout aussi subjectives que générales, avec les conditions de tranquillité économique et de paix sociale, parmi les raisons les plus fréquentes. Sibeth, arrivée quant à elle à la fin de l’adolescence à Paris, est restée. Pas besoin de thèse, le master, visa pour le statut standard de cadre, lui suffira pour se frayer un chemin qui la conduira dans les coulisses du parti socialiste, dont elle connaîtra les cases jeunes, avant de trouver chez Claude Bartolone et Arnaud Montebourg des protecteurs avec plus d’étoffe, avant d’entamer son idylle avec Macron.
Les pères de l’extraversion
Résumons à mi-parcours : Du Sénégal au Gabon, les patriarches des deux femmes, des hautes sphères nationales, qu’ils soient dans le pouvoir ou dans la chasse de celui-ci, ont fait le choix presque naturel d’expédier leurs enfants en France. Il y a possiblement à redire de cela sur la notion de responsabilité nationale et politique. Mais comment s’y prendre sans le faire dans un procès qui peut vite revêtir des accents staliniens ? Peut-être juste constater que l’Afrique reste une terre de matière première inachevée, une terre victime et complice d’une triple extraversion : de son économie, de sa culture, et de ses talents, ou plus précisément de ses fils. Même ceux qui avaient le bagage pour résister à la corruption alimentaire endémique dans le continent, ont dû le quitter dans une fuite formalisée devenue la tradition de l’élite noire.
Les études démographiques peinent à mettre un mot, un nom, sur cette réalité, achoppant sur des querelles de chiffres bien anecdotiques, manquant de voir que l’immigration est d’abord l’affaire de l’élite africaine. A ce compte, opposer François Héran et Stephen Smith, c’est se complaire dans des querelles de postures car l’immigration africaine en France reste, bon an mal an, l’affaire des classes supérieures africaines, en long ou en court séjour. La masse intermédiaire espérant quant à elle, des périples clandestins – qui eux-mêmes exigent un seuil de prospérité ou si la formule pose un problème, des fonds accumulés. Nuances de classes et de castes que l’on retrouve dans l’hétérogénéité de la diaspora africaine, non réductible à un statut social ou ethnique commun. Sibeth a fait le parcours de tous les bac + 5. Bonnes écoles, stages, embauches. C’est l’aller simple pour un ascenseur social qui fonctionne parce qu’on reste dans les hautes sphères. La suite, c’est changer de statut à la préfecture, être naturalisé français : garder le passeport français pour une gratitude affective et des facilités administratives incomparables, mais réserver au pays du cœur les préférences ou les nostalgies de l’identité. Sibeth, à ce jeu, française en 2016, trouble les lignes, elle est insaisissable, même si elle semble avoir embrassé davantage la France.
En discutant moi-même lors d’un débat à Sciences Po avec Danièle Obono en février 2018, en hommage à Cheikh Anta Diop, scientifique et égyptologue sénégalais et panafricain, la députée a affirmé avoir demandé sa naturalisation, je la cite à un adjectif près, pour éviter les « démarches harassantes en préfecture ». Incroyable voire ahurissante, pour une députée de la république française, ce mot disait tout l’inconfort d’une situation postcoloniale, entre celle à qui la France « a tout donné » comme l’a dit Sibeth, et celle qui réclame à la France une dime coloniale toujours tardive à venir réparer le dégât de l’histoire. Cette ligne de fracture se retrouve même dans le choix des études, dans le pays de l’immigration, entre les privilégiés et les galériens, qui comme dans une évidence, entretiennent avec la France une relation schizophrénique.
Racisme et antiracisme : asymétrie et double assignation
Voilà, proprement, comment naît la double assignation : les indigènes revendiquent leurs origines comme part centrale de leur identité. Ils la posent comme la condition d’un vivre-ensemble aux contours renégociés. Ils s’habillent d’apparences, de discours, souvent de radicalité, de cette identité dans un combat politique dont l’antiracisme est souvent la voix de consécration pour anticiper les reproches et les annihiler. Danièle Obono a clairement fait sien ce discours, dont elle devient l’égérie, parfois jusqu’à la caricature, raccrochant au wagon de cette colère, les diatribes contre le libéralisme. La France Insoumise et son insoumission deviennent donc parfaitement le terrain de convergence de ce militantisme, clairement dans une défiance d’un ordre assimilé à la perpétuation coloniale. Celles et ceux, du reste, qui font l’autre choix, de s’inscrire dans une voix d’intégration, voire d’assimilation, peuvent subir les attaques de premières comme étant les agents dociles d’une domination à travers l’emploi d’un lexique dépréciatif et violent. Dans la renégociation du pacte post-colonial, on oublie une masse de silencieuse, au profit d’agitateurs divers, en survolant la diversité des profils de la migration, dont les statuts, les trajectoires, les histoires, les désirs, ne peuvent être captifs d’un discours d’activistes. Sibeth Ndiaye subira les attaques politiques comme Marlène Schiappa et beaucoup d’autres avant elles. On l’accablera parce que c’est le jeu. Idem pour Obono, à la différence près que le débat qui se pose avec elle va au-delà de la politique, il a fait son entrée dans l’université et l’érection progressive de murs qui restreignent l’échange. C’est plus globalement, le débat postcolonial et décolonial, dans sa vaste étendue, dont elle est sinon l’avatar politique, l’agent d’entretien.
Afrique, la variable d’ajustement ?
Et l’Afrique ? Elle sera à travers les deux figures, aux abonnés absents. On partagera par pays interposés la gloire de Sibeth et sa gloire seule, et on partagera dans le grand rejet de France, le combat d’Obono, assimilé au panafricanisme et à l’ivresse de la révolution permanente. Les deux femmes diront leur fierté d’être africaine comme toujours. Voilà bien ce qu’on en garde du continent, quelques restes, que l’on remet à l’occasion comme on met un pagne décoratif, pour remuer les origines et soigner la fuite d’un départ contraint, activement ou passivement. Mais le destin du continent est affaire trop sérieuse pour être sous-traitée dans le jeu d’une diaspora potentiellement aliénatrice. Au rejet raciste il faut ajouter, sans que cela ne soit à dose égale, la question d’une double assignation, secrétée par les victimes (attitrées) elles-mêmes. Ce qui naturellement ne doit pas affaiblir la lutte contre les discriminations et , aussi, les impostures. Ce qui ne doit dissuader de juger, d’évaluer, en liberté, sans la morsure de l’accusation raciste, le vrai contenu du discours politiques des deux idoles, sujettes comme d’autres aux boulettes, aux déficiences, que l’on peut percer à jour. L’identité ne doit être l’essence politique, mais l’acte et le propos. Le glissement des lignes est l’ouverture du confusionnisme qui anesthésie le débat dont il ne reste que les excommunications et les anathèmes. Dans les épisodes politiques récents, Danièle Obono et Sibeth Ndiaye ont servi une matière politique médiocre, parfaitement critiquable, parfois bien désolante, dans le standard, du reste, d’une politique nationale dans un avachissement général.
Elles sont par conséquent difficilement des martyrs postcoloniaux, seulement « attaquées » parce que femmes et noires. Céder à cette facilité de lecture c’est nourrir les rentiers de l’antiracisme moderne, à la recherche, de victimes comme on soudoie des vaches d’or. Elles sont même des privilégiées au seins plein du mot, et même le symbole d’une montée possible vers les lieux du pouvoir. L’aspect final de la double assignation tient dans le fait que les lectures en Afrique de la vie politique française sont biaisées par des regards déviés par des affects liés à l’histoire. Les succès artistiques, politiques, économiques, d’enfants originaires d’Afrique, sont vus comme « légitimement » africains. La frontière nationale disparaît. Une gloire que l’on rapatrie ensuite, dont on oublie presque le caractère de facto exclusivement français, au profit d’une ethnie qui devient le primat. Dans un mouvement identique de réduction à l’origine, l’extrême droite renvoie les immigrés à cette identité que certains d’entre eux revendiquent. De cette cacophonie naît le malaise car l’absence de récit, nouveau et fédérateur, inclusif et non partisan, crée des brèches dans une république bien fragile, car la chose publique est émiettée en factions multiples.
Fausses jumelles & vraies cousines de caste
Sibeth Ndiaye et Danièle Obono sont presque comme deux jumelles post-coloniales, qui disent la diversité d’abord au sein des minorités, des histoires familiales, des éclairages sur un pays, un continent. Deux jumelles aux ADN troublés, au capitaux différents voire contraires, mais il reste comme le goût acide d’une condition commune : celle de devoir trainer comme une remorque, des passifs anciens, des histoires bien trop grandes pour elles et dans lesquelles, elles sont des variables d’ajustements des postures classiques sur l’immigration : l’illusion angéliste et l’illusion de la fermeture. Si l’intersection reste un outil d’analyse recevable qui outrepasse du reste le seul cadre du féminisme, elle gagnerait à être employée aussi à l’intérieur des communautés pour s’apercevoir comment les clivages sont intérieures et que tout front de race ou de genre, est une négation des diversités primaires.
Des coulisses du pourvoir avec leurs fastes que Sibeth Ndiaye arpentera plus encore, maintenant promue porte-parole du gouvernement, aux salles de conférences des universités en passant par l’assemblée nationale où Danièle Obono a ses habitudes, c’est le récit des deux côtés du pouvoir, en lui seul, élégant pour faire mentir l’idée d’une convergence « ethnique » presque naturelle. En traversant la Méditerranée, Obono a perdu sa bourgeoisie tout comme presque Sibeth Ndiaye. Privilégiées de naissance et déclassées ailleurs, privilégiées ici qui ne mesurent pas leur chance par rapport aux vraies assignées, Noms du renoncement des pères en Afrique, et exportatrices, en conséquence ou en résignation, de l’énergie du combat en France. Fausses jumelles et vraies cousines de caste de la Post-colonie.
Elgas
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