Magistrate de formation, première femme nommée procureure de la République au Sénégal, Dior Fall Sow a d’abord travaillé à la Direction de l’Education surveillée de la Protection sociale, puis à la Sonatel comme directrice des affaires juridiques. Elle travaillera au Tribunal pénal international sur la question rwandaise pendant huit ans. Dior Fall Sow est aussi membre fondateur de l’Association des Juristes Sénégalaises. Elle en a été la présidente pendant quelques années. Désormais, elle fait de la consultation internationale, notamment à la Cour pénale internationale. Dior Fall Sow est l’une des plumes du projet de loi visant à la criminalisation du viol et de la pédophilie au Sénégal. Cette initiative a été engagée en réponse aux mouvements de protestation qui ont suivi la tentative de viol et le meurtre de Bineta Camara. L’ancienne procureure de la République ici parle de l’engagement de toute une vie : la lutte pour la protection des droits des femmes. Elle n’en est pas moins à un paradoxe prés, puisque cette féministe est seconde épouse dans un mariage polygame. C’est tout le charme du féminisme acclimaté à la culture sénégalaise. Entretien.
A quand remontent vos premières démarches militantes ?
Dior Fall Sow : J’ai commencé à militer pour la protection du droit des femmes avec l’Association des Juristes Sénégalaises (AJS). C’était en 1974, ça fait longtemps !
J’ai commencé sous le regard bienveillant de mes aînées, comme Mame Madior Boye, la première présidente de l’AJS. Au départ, c’était une amicale créée par quatre femmes : Mame Madior Boye, Maïmouna Kane, Madeleine Devès et Tamara Touré. Les deux premières étaient magistrates, les deux autres inspectrices du travail. Elles ont créé une amicale des femmes juristes afin de porter le combat de l’égalité des droits hommes-femmes dans le milieu du droit, ce qui ne se faisait pas avant. C’était la première association féminine luttant pour l’égalité hommes femmes devant la loi. Face à l’engouement général, elles ont décidé de transformer celle-ci en association. C’est là que j’ai été sollicitée pour en être un des membres fondateurs.
Nous nous sommes surtout axées sur le code de la famille au départ. Nous y avions noté de nombreuses discriminations vis-à-vis des femmes. Peu à peu, nous avons réalisé que ces discriminations s’étendaient dans d’autres domaines. Cela nous a poussé à nous engager dans la promotion et la défense des droits des femmes. Cela s’est d’abord traduit par des actions de sensibilisation puisque la population ne connaissait pas très bien ces droits là. Il a fallu faire beaucoup de plaidoyers, nous faisions des conférences, des dîners débats, des réunions, des portes ouvertes, des consultations gratuites. A l’époque, avec la participation d’avocats volontaires, nous avions des spécialistes dans tous les domaines.
Cette action continue de nos jours et rencontre toujours beaucoup de succès. C’était l’occasion pour des personnes qui ne pouvaient pas avoir d’avocat de bénéficier de leurs conseils. Il s’agissait majoritairement de faire connaître aux femmes, mais aussi aux hommes, leurs droits. Il ne faut pas oublier que les droits des femmes, ce sont avant tout les droits humains. Certes, nous avons des droits spécifiques liés à la reproduction mais c’est tout. Tous les autres droits sont inhérents à la personne humaine.
Nous étions les seules et premières à travailler avec le droit comme instrument de travail. Etre une association indépendante a été notre plus grande force. Evidemment, nous travaillions avec les autorités mais lorsqu’il fallait dire quelque chose, nous le faisions. Pendant très longtemps, nous n’avons bénéficié d’aucun financement. Nous utilisions les cotisations, nos fonds. Parfois des mécènes ont financé certains événements comme des conférences ou des débats.
Quels constats faites-vous au sujet de l’évolution des droits des femmes au Sénégal ?
Il y a encore tellement à faire. Je suis toujours à l’AJS, mais j’ai quitté mon poste de présidente en 2002. Après mon départ, je suis restée membre d’honneur et les jeunes continuent de me solliciter. Il y a toute une nouvelle génération qui a pris la relève, c’est très encourageant.
Je crois que les choses avancent, mais pas assez vite. C’est peut-être parce que je ne suis pas patiente, mais je trouve qu’en prenant en compte tout l’arsenal juridique qui est le nôtre, nous ne sommes pas assez efficaces. Il y a les conventions ratifiées, certaines sont même entrées dans la législation nationale. Mais il n’y a pas d’harmonisation réelle entre les conventions ratifiées sans réserve et la législation nationale. Si on appliquait vraiment les conventions, nous n’aurions pas tous ces problèmes et nous ne continuerions pas à nous essouffler.
Nous avons beaucoup d’obstacles, de traditions, d’attitudes socio-culturelles, qui constituent des freins à l’application des conventions. Prenons l’exemple de l’avortement médicalisé : le Sénégal a ratifié le protocole de Maputo, qui stipule que l’avortement médicalisé doit être autorisé, mais jusqu’à présent, au Sénégal ce n’est pas appliqué.
Le projet de loi criminalisant le viol et la pédophilie est venu d’un ras-le-bol qui dure et qui enfle depuis longtemps. Il y a toujours eu des viols, mais nous nous sommes rendu compte qu’il y avait une recrudescence des violences basées sur le genre, et plus particulièrement des viols, qui se manifestent à différents niveaux : le viol au niveau de la famille, conjugal, celui qui se passe au niveau professionnel, ou dans les écoles, au niveau de la société… On constate cette violence tous les jours, et cela amène la population à ressentir une grande insécurité.
Avez-vous une idée des raisons de cette recrudescence ?
Les peines appliquées ne sont pas à la mesure des faits qui sont commis. Les peines ne sont pas dissuasives. Selon l’article 320 du code pénal sénégalais : lorsqu’il y a viol, la peine est de cinq à dix ans. On dit qu’il y a des circonstances aggravantes lorsqu’il s’agit d’un enfant âgé de moins de 13 ans, d’une femme enceinte, d’une personne qui vit avec un handicap ou d’une femme âgée. Le maximum de la peine reste le même : dix ans.
L’article 322 stipule que dans tous les cas, incluant le cas d’attentat à la pudeur par exemple, il ne peut pas y avoir de sursis à exécution. Cela veut dire qu’on ne peut pas appliquer de sursis. Pourtant, il y a des condamnations à deux ans avec sursis, six mois avec sursis, les peines sont vraiment courtes comparées au mal commis.
Pouvez-vous nous parler du mouvement Dafa Doy ? Comment en êtes-vous venue à l’écriture de cette loi ?
Il y a des organisations de femmes, ou plutôt des organisations de défense des droits humains qui se sont formées dans la société civile, à l’instar du mouvement Dafa Doy (“ça suffit” en wolof). Le week-end dernier, ils ont organisé un sit-in au niveau de l’obélisque, auquel j’ai participé. Sénéplus m’a interviewée et j’ai parlé de la nécessité de criminaliser le viol au Sénégal.
On a trop tendance dans ces cas là, médiatisés, spectaculaires, à s’acharner sur le violeur et à oublier la victime. Il y a de nombreuses femmes violées qui se prostituent par la suite, d’autres qui se suicident. Il arrive que des enfants naissent de ces viols, mais les femmes ne veulent pas les garder. Parfois elles les tuent et sont poursuivies pour infanticide. Il faut que cela cesse.
Pensez-vous que la promulgation de cette loi pourrait ouvrir la porte à d’autres politiques protégeant le droit des femmes ? Si oui, de quelle manière?
Il faut battre le fer quand il est chaud. Quand on prône un pays en état de droit, on doit s’opposer à l’inégalité entre les hommes et les femmes. Ces inégalités ne doivent pas reposer sur des mots mais sur des actions. Je ne vois pas comment on peut développer un pays en excluant plus de la moitié de sa population du processus de développement. Les mentalités sont influencées par le statut de la femme dans la société : il s’agit d’un problème d’éducation. Il faut élever filles et garçons de la même manière, avec le respect de la différence.
De plus, pour que les femmes sénégalaises aient un statut égal à celui des hommes, elles doivent pouvoir intervenir et participer aux instances décisionnaires. Dans le gouvernement de Macky Sall, sur trente-deux ministres, on compte seulement six femmes. Ce n’est pas les femmes qualifiées qui manquent, mais on préfère choisir des hommes, malgré tout. On l’observe aussi au niveau des nominations dans les conseils de ministres.
Ce qui est un peu triste, c’est que le temps passe, on crée des lois, mais on soulève toujours les mêmes problèmes, à chaque sommet international : l’avortement médicalisé, la position de la femme dans les instances décisionnelles… C’est sans doute un problème de stratégie. Il y a des pays comme le Rwanda, où les femmes occupent des postes à responsabilités extrêmement importants, où l’Assemblée Nationale est à 61% féminine. Pourquoi ? Parce qu’on leur attribue des quotas. Maintenant elles ont un place légitime sur l’échiquier politique.
(Avec LPJ)