Tierno Monenembo publie dans Le Point une chronique intitulée « La langue du Bon Dieu ». Depuis début juin, la polémique ne cesse d’enfler. Un imam qui a dirigé la prière en langue malinké durant le mois du ramadan a été suspendu de toute activité religieuse par la Ligue islamique de Guinée. En effet, d’ordinaire, les prières musulmanes se font en arabe.
Un drôle d’événement agite en ce moment les milieux religieux conservateurs de Guinée. Ismaël Nanfo Diaby, un imam de la ville de Kankan, a délibérément ignoré l’arabe pour diriger la prière en malinké, l’une des langues du pays. Mal lui en prit. Depuis, une à une, les foudres de Mahomet s’abattent sur lui. Son collègue de Labé l’a maudit. Celui de Kipé a appelé à le jeter en prison. Le ministère des Affaires religieuses l’a suspendu de toutes ses fonctions. Les fidèles les plus excités menacent de brûler sa maison. Alors, question : quelle est la langue du Bon Dieu ? Le sanskrit, l’espéranto, le volapük ou le sabir d’avant la tour de Babel ?
D’ordinaire, les prières musulmanes se font en arabe
Est-il réellement interdit de réciter le Coran autrement que dans la langue du Prophète ? Qu’est-ce qui dicte cela ? Le Coran ? Si oui, dans quelle sourate ? Les hadiths ? Alors, lequel ? Pour accéder au Bon Dieu, faut-il passer par une ou plusieurs langues ? Faut-il lui parler dans un bon yiddish ou dans un mauvais hébreu, dans un bon ligure ou dans un mauvais latin ; dans un bon haoussa ou dans un mauvais arabe ? Aucune réponse à ce jour ! Laissons, les voies de Dieu sont impénétrables, ses canaux de communication aussi !
Toutes les religions sont concernées
Il reste que la polémique déclenchée par l’imam Diaby n’est pas propre à l’islam. Longtemps, les chrétiens se sont crus obligés de prier en latin – la langue de Ponce Pilate, ironie du sort ! Pauvre Jésus, personne n’a songé à l’araméen, sa langue maternelle ! Il a fallu beaucoup de sueur, beaucoup de sang, beaucoup de combats d’arrière-garde avant que la Bible ne se déromanise. On se souvient de la terrible bataille menée par monseigneur Lefebvre pour que l’Église conserve les cantiques du temps de Pierre et de Paul de Tarse : « Pater Noster qui es in caelis. » Aujourd’hui du pain bénit pour les néophytes ! – Jésus comprend aussi bien le français que le tamoul, le finnois que le minangkabau, le jaqaru que le konkomba. Soyez loué, Seigneur, pour vos très célestes et très magnanimes progrès linguistiques !
En islam, on est loin d’en arriver là. Une seule langue pour tous, l’arabe, alors que l’immense majorité des musulmans ne pigent que pouic dans la langue d’Abou Nouwas et de Mahmoud Darwich. Tant pis si des millions de petits apprennent les versets à l’aveuglette et les prononcent de manière si approximative que de Djakarta à Delhi, de Bamako à Lagos, le message divin n’est plus tout à fait le même. Débiter des paroles auxquelles on ne comprend rien dans une diction qui altère aussi bien leur forme que leur sens, est-ce vraiment cela, prier ?
L’imam assume son acte
« Dieu comprend toutes les langues », se justifie désespérément le pauvre imam Diaby. Dieu peut-être, mais les petits seigneurs d’ici-bas ? Chez ces gens-là, Dieu ne comprend que la meilleure des langues, c’est-à-dire la leur. Est-ce le Coran ou la langue arabe qui est sacré ? Là-dessus, le grand islamologue tunisien Mohamed Talbi est on ne peut plus clair : « Si Dieu parle et qu’il veut que Sa Parole soit un défi lancé à l’humanité, la dictée est divine, mais l’expression est humaine. Cela peut être dans n’importe quelle langue. Ce n’est pas spécifique à la langue arabe… C’est une parole théandrique, entièrement divine en amont. Mais, en se réfractant dans l’Histoire, elle ne peut parvenir aux hommes que si elle leur parle dans leur langue… En aval, parole entièrement humaine. Elle est soumise à toutes les approches possibles, philologiques, linguistiques. »
N’insistons pas, l’esprit du professeur Talbi est trop subtil et sa pensée, trop complexe pour les fanatiques de Guinée et d’ailleurs. Grâce au ciel, aux dernières nouvelles, l’imam Diabi n’a pas encore été décapité. Mais mon dieu, quel foin pour une simple petite prière ! Et si, au bout du compte, la langue du Bon Dieu n’était que le silence ? Hélas, « nous ne savons pas voir l’invisible ni écouter le silence », disait Victor Cherbuliez.
Déjà, au XIXe siècle, un roi du Fouta-Djalon avait voulu faire de la langue arabe la langue officielle des Peuls. Le poular, la langue de ceux-ci, fut in extremis sauvé par le grand poète Samba Mombéya qui réussit à convaincre son illuminé de souverain que les Peuls seraient de meilleurs musulmans dans la langue de leur mère. Le Coran est certes traduit en poular, malinké, haoussa ou djerma. Mais peu diffusées, ces œuvres sont inconnues du grand public. Quitte à maintenir la prière en arabe, n’aurait-il pas fallu commencer par enseigner les enfants dans leur propre langue ?
Tierno Monenembo
* 1986, Grand Prix littéraire d’Afrique noire ex-aequo, pour « Les Écailles du ciel » ; 2008, prix Renaudot pour « Le Roi de Kahel » ; 2012, prix Erckmann-Chatrian et Grand Prix du roman métis pour « Le Terroriste noir » ; 2013, Grand Prix Palatine et prix Ahmadou-Kourouma pour « Le Terroriste noir » ; 2017, Grand Prix de la francophonie pour l’ensemble de son œuvre.