Coubanao présentait une singularité : de toute l’enfilade des villages qui forment les Kalounayes, c’était le seul qui avait, à son entrée, un terrain de football. Dès qu’on dépassait sur la route la plaque qui indiquait le village, se dressait à gauche un terrain de sable blanc, avec quelques parcelles calcaires, que délimitait un grand pourtour végétal. Quatre poutres esquintées servaient de poteaux et une petite cordelette fine, faisait office de barre transversale.
Coubanao possédait certes, plus à l’intérieur du village, d’autres terrains de football, dont un officiel qui accueillait les manifestations sportives. Mais celui à l’entrée avait une histoire à la saveur spéciale ; par son emplacement excentré, loin du cœur de la bourgade, il n’attirait que très peu de monde. Pour ne rien arranger, le terrain sablonneux n’était pas très pratique, et demandait une certaine maîtrise et un surplus de dépense physique. Le terrain était aussi délaissé tout bonnement parce que posséder un ballon de foot était un trésor pas très accessible, par conséquent, seuls quelques enfants avec des ballons de fortune, profitaient de cette étendue.
Les premières cases du village se devinaient derrière les buts, émergeant des portions réduites de terre cultivée et de la petite végétation sauvage. Plates, homogènes, sans une densité particulièrement affolante, les prémices du village étaient silencieuses, on n’y rencontrait que quelques chasseurs des trésors de la forêt. Le terrain dut partager, pendant longtemps, cette vie sans fastes.
Coubanao Ba, quartier qui l’incluait, vivait ce privilège et ce manque, celui que connaissent souvent les habitants de la périphérie : une quiétude, en même temps une relégation, par rapport aux pulsions du cœur du village. En arrivant à Coubanao, j’avais eu la bonne idée d’embarquer dans mes valises un ballon de football, quelques maillots adultes, dans lesquels avec mes sept années je nageais, paraissant vêtu d’un caftan. Seule trois cases entouraient notre demeure, vieux campement d’italiens saisonniers que le village dédia à mon père, lui qui venait d’y être affecté pour ouvrir le premier collège des Kalounayes. Avec la déférence propre au pays Joola pour l’accueil et l’hospitalité, nous nous sentîmes vite à l’aise.
Quand je sortais mon ballon, trois grands garçons des cases à côté accourraient. Nous devînmes vites camarades, unis par la balle. Nous jouions ainsi, des heures et des heures. Ils ne parlaient pas wolof, ni soninké ; je ne parlais pas joola. Après le langage des signes qui m’avait rapproché de mes nouveaux compagnons, nous migrâmes vite vers le français dont ils avaient des notions, sommaires, mais quand même. Je me fis des amis, et au gré des parties sur le terrain, notre bande de jeunes grossissait. De quatre, nous passâmes à dix, et bientôt, nous fûmes assez nombreux pour jouer sur le grand terrain. Agustu, qui se moquait de ma frêle constitution, rigolait en me lançant : « tire beaucoup ». Mes petits mollets ne l’entendaient pas de cette oreille, et nous nous fendions souvent la gueule de nos petites incompréhensions et des quiproquos nombreux qui naissaient de cette semi-barrière linguistique.
Après trois mois pendant lesquels le français – un rayon de 20 mots – nous avait été d’un certain secours, j’appris le joola à la vitesse de l’éclair. Je parlais désormais couramment la langue, m’autorisais même quelques facéties et coquetteries, dans ma façon de traduire mes cours de science naturelle (disait-on) en joola.
L’activité régulière de football avait redonné une vie à Coubanao Ba et à son terrain. Voyant l’effervescence, mon père, féru de cette vie du crépuscule qui se déployait après l’école, nous offrit plusieurs ballons et maillots. De moins jeunes firent du terrain un lieu de football quotidien. Adolescents et adultes. Tous les soirs, deux ou trois équipes de onze s’affrontaient, jusqu’à l’obscurité totale qui était seul arbitre qualifié pour siffler la fin de la partie. Du village voisin, on venait assister à ce spectacle. Avec son transistor, quelques amis du village, quelques barons locaux, mon père adossé à la clôture du campement savourait le spectacle, sur ce terrain que les lumières du crépuscule habillaient des douces nuances du coucher.
Mais très vite un problème se posa. On arrivait tant bien que mal à jouer entre adultes, enfants, et grands. Mais la montée du niveau désormais intense excluait les petits dont j’étais. Comment donc jouer sans le propriétaire du ballon ? On trouva un ingénieux système, arrangement magique : les équipes se formaient à égalité parfaite, et je me greffais selon mon désir à l’une d’entre-elle. On me baptisa ainsi « complément ». C’est connu, les adultes arnaquent toujours les petits. Mais je me plus dans mon rôle de complément.
Sans arbitre, sans règle de hors-jeu, continuellement oublié derrière les défenses, eh ben j’en marquais des buts, mon pote ! Je ne n’étais plus que décoratif. S’ouvraient alors de grands débats philosophiques sur la validité de mes buts. Le complément compte-t-il ? L’appendice fait-il partie du corps ? Alors les adultes se penchaient sur ces questions, en venant parfois à de violentes discussions, voire à quelques bagarres quand l’enjeu montait – comme ces pots de Gloria qu’on offrait au vainqueur – et le verdict ne tarda pas à émerger : le complément compte. Comme j’avais étoffé mon compteur de goleador, les défenses se firent plus strictes, et alors qu’on me laissait jouer jusque-là, on devint plus sérieux. Et bon an mal an, je passai de complément, à minime précoce.
Voyant l’engouement qu’un ballon, un seul, avait donné à toute cette partie calme du village, mon père organisa un tournoi de foot entre les quartiers de Coubanao : Coubanao Ba, Yentine, Niéné, Kaoungack, Tambakunda. Il étoffa les récompenses. On troqua le Gloria contre des coupes et des équipements. Et toute la journée, les talents du village se succédaient dans la ferveur portée par les chœurs de la rumeur et dopée par la présence des femmes qui transcendait les gladiateurs. Pour le tournoi, aux phases sérieuses, l’équipe de Coubanao Ba m’avait exclu, je reprenais mon rôle de complément avec mes larmes et mon chagrin. Le tournoi était devenu sérieux, l’enjeu grand, une tension électrique soulignait les rivalités. Et c’est Niéné qui rafla la mise devant le tableau final des émotions, de la joie du vainqueur à l’amertume du vaincu, en passant par la frustration des éliminés précoces. Au fil des ans, la tradition continua…
Mon assimilation à Coubanao, à sa langue, à son rythme, à son calendrier, à ses fêtes, à la vie de l’école, se fit ainsi comme un bel apprentissage de la rencontre culturelle. Le joola est devenu ma langue, mieux que ma langue maternelle et ethnique. Aujourd’hui encore, j’en garde de bons restes, qui ne demandent qu’à être ravivés par l’expérience. Toutes les langues, toutes, se valent. Aucune ne garantit la supériorité morale ou culturelle, ni le certificat de l’identité ou de l’authenticité. Salman Rushdie écrivait que « l’homme a des pieds, non des racines ». On peut rajouter qu’il a les deux, et qu’ils ne sont pas en conflit. La culture peut définir l’homme en partie, elle ne le fait pas entièrement. C’est dans le grand voyage de l’humanité que se révèle toute l’étendue du génie humain. L’identité, dans le meilleur des cas, est une maison, on a le droit d’y entrer et d’en sortir ; ce banal trafic assure sa vitalité et son éternité. Dès qu’elle se ferme, elle devient une prison, un fleuve sans affluents qui s’assèche dans son lit et contemple ses fossiles à coup de complainte et de nostalgie vaines.
La langue du football est une initiation au jeu, appris-je à Coubanao, une initiation au code d’un honneur sans prétention. Une familiarisation avec quelque chose de plus fort, d’irrationnel, qui emprunte à la religion son registre et son étymologie : relier ; tout relier, les âges, les conditions, l’inégalité des talents ; relier et espérer, qu’ici, l’idéal du mérite souvent faussé par les castes, les naissances, puisse naître et s’épanouir. Il y a de cela dans le foot que c’est, au fond, une belle promesse républicaine.
Preuve que le temps passe, le terrain n’existe plus, on n’y joue plus. Me revient en mémoire, cet euro 96 qui avait vu les exploits de Paul Gascoigne de l’Angleterre. Dans le campement, avec notre poste de télé alimenté par des panneaux solaires, juste à côté du terrain, nous regardions à plus de 300 les matchs, jusqu’à ce que les batteries nous lâchent. Et alors, la frustration générale se muait en une prière collective, de joie, jusqu’au lendemain. Comme une métaphore du cycle de la nature. Le football est un espoir, la vie aussi.
Elgas
Écrivain-journaliste
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