Grâce à cette chanson, le chanteur a fait sortir le reggae de son île natale, la Jamaïque, et est devenu l’une des plus grandes stars internationales.
« I Shot the Sheriff » est un morceau envoûtant. Quand il sort en 1973, l’époque est plutôt au disco… Mais le Jamaïcain Bob Marley, avec son aura et ses dreadlocks (personne n’avait jamais vu un chanteur coiffé comme ça) séduit irrésistiblement. « J’ai tiré sur le shérif, mais je n’ai pas tiré sur le député », entonne-t-il en chœur avec Peter Tosh et Bunny Wailer. Son bassiste Family Man accentue la troisième note avec sa basse, comme s’il était un peu en retard, rythme caractéristique du reggae, plongeant ceux qui l’écoutent dans un état de relaxation irrésistible, faisant battre les cœurs au rythme de ses cordes…
Marley a écrit cette chanson (clin d’œil au film Le Bon, la Brute et le Truand qui a eu un succès retentissant en Jamaïque) sur les membres des gangs qui tuent des policiers dans les rues de Kingston à Hellshire Beach, la plage préférée des habitants de la ville, alors que deux femmes agitaient leurs imposants postérieurs au rythme de sa guitare. Le chanteur voulait initialement dire « I shot the police ». « On aurait eu des problèmes, alors j’ai dit à la place : I shot the sheriff. Mais c’est toujours la même idée, la justice. » Pourtant, selon Esther Anderson, sa petite amie de l’époque, Bob a écrit « I Shot The Sheriff » après avoir voulu tuer le docteur qui lui prescrivait la pilule… Qu’importe son origine : c’est sa destination qui est intéressante. En effet, si Bob Marley était déjà une petite star sur son île (son « Trenchtown Rock », sorti en 1971, était numéro 1 pendant cinq semaines en Jamaïque), en Europe, rien n’était fait.
Quelques mois avant la sortie de « I Shot the Sheriff », Marley et son groupe, les Wailers, sont abandonnés à Londres par leur label JAD, dans le froid et sans un sou (ni même leur passeport !). Bob va alors taper à la porte de Chris Blackwell, un playboy anglo-jamaïcain, fondateur d’Island Records. Fils d’un Irlandais et d’une séfarade née au Costa Rica nommée Blanche Lindo (elle est la muse de Ian Fleming et de Noël Coward), Chris Blackwell a appris les rudiments du business en jouant (professionnellement) au poker, au black jack, aux courses, et c’est sur le reggae qu’il veut aujourd’hui miser. Adolescent, il a découvert la philosophie rastafari en étant recueilli et soigné dans un campement de rastas sur la plage, alors que son bateau venait de chavirer. Via son label Island Records, il décide d’abreuver les fans de rock occidentaux, las des excès et de la vanité de leurs idoles, de ce message idéaliste, qui défend la cause des Noirs et des opprimés. Car depuis la fin des années 60, les étudiants ont occupé la Sorbonne à Paris, Prague s’est soulevé et, à Chicago, les Américains ont manifesté pour le retrait des troupes au Vietnam. Chris a déjà tenté de faire de Jimmy Cliff l’ambassadeur des rastas en produisant un film dont il est la vedette, The Harder They Come, et en lui demandant de se laisser pousser les cheveux, « mais au moment où sort enfin le film, après trois années de casse-tête financier pour le réalisateur, Jimmy a coupé ses cheveux et il est devenu musulman ! » s’étrangle Blackwell dans le livre de la journaliste Hélène Lee. Finalement, c’est Bob qui bénéficie des retombées du film. Il est meilleur et plus rassembleur : à la fois noir et blanc, il peut toucher les deux communautés, toujours divisées dans leurs goûts musicaux. « Bob avait une excellente voix pour les enregistrements », explique Chris Blackwell au biographe de Marley Chis Salewicz. « C’est une question de fréquences : vous pouvez associer la voix de Bob avec des instruments à des niveaux très élevés, sa voix est à une telle fréquence qu’elle ressort toujours. » Aux sonorités jamaïcaines pures de leurs morceaux, ce producteur de génie ajoute des éléments de rock, de blues et de funk. Des musiques de rebelles. Dans la version sortie en Jamaïque, les Wailers, accusés d’avoir vendu leur âme au diable, remonteront le son de la basse…
« Bob était différent », nous a raconté Chris quand nous l’avons rencontré un soir chez lui, à Golden Eye, la magnifique propriété de Ian Flemming en Jamaïque (où a été écrit James Bond) qu’il a rachetée pour en faire un hôtel de luxe. « Il se démarquait de ce qui se faisait à l’époque, et surtout, il avait les pieds sur terre. » Mince, musclé, le cou auréolé d’une barbe blanche, à 81 ans, le magnat de la musique a vendu son label il y a trente ans pour 300 millions de dollars, mais signe toujours de jeunes artistes en édition. « Je lui ai assuré le succès, et il a assuré le mien », conclut-il. Car avec Catch a Fire, sorti en 1973, Bob Marley devient définitivement une star. Il enchante la presse : il ne ressemble à personne d’autre. Son image, comme celle de Che Guevara, appelle à la révolte. Très conscient de ce qu’il représente, Bob lit toutes les interviews à son sujet, avec satisfaction : la critique l’encense. En Angleterre, les branchés se pressent à ses concerts. En 1974, Eric Clapton reprend « I Shot the Sheriff » et en fait un tube mondial (certifié disque d’or aux États-Unis). Il paraît même que Clapton, qui a découvert le morceau grâce à son guitariste, aurait appelé Marley pour lui demander s’il avait vraiment abattu un policier. L’histoire ne dit pas ce qu’il a répondu, mais une chose est sûre : après ce tube, plus personne ne pouvait l’arrêter !