Inventaire des Idoles, S2 : « Ando, une étoile dans l’amer » (Par Elgas)

Jean André Simon Fernandez dit « Ando » est un des 63 rescapés du naufrage du bateau le Joola, survenu le 26 septembre 2002 au large de la Gambie, en reliant Ziguinchor, au sud et Dakar, la capitale. La catastrophe qui a fait près de 2000 morts est la plus grande tragédie qu’ait vécue le Sénégal. Ando est resté ce soir-là près de sept heures dans l’eau, la pluie, le noir, avant d’être secouru au petit matin par des pêcheurs. 17 ans après, il se souvient et livre son récit. Bouleversant.

L’avant-veille du naufrage du Joola, le 24 septembre 2002, je suis avec Ando. Nous sommes en regroupement des cadets de l’ASC Tilène, quartier du centre de Ziguinchor. Nous devons affronter le lendemain l’ASC Walidane dans le cadre du championnat de football des Navétanes . Le rituel pour les retrouvailles de veilles de match est simple. Chaque joueur doit rejoindre le lieu de rassemblent avant 22 heures, en l’occurrence ici, l’école privée Elimane Kane sise dans le même quartier de Tilène, et dont une salle nous sert de dortoir. Chacun est prié d’apporter son sommier, éponge, matelas, tapis. Walidane, l’équipe adverse, est réputée redoutable, bête noire de notre équipe en catégorie sénior ; et les jouer à ce stade de la saison, c’est un vrai défi. Au regroupement, tout va bien. L’ambiance est sereine. Notre entraineur expédie la causerie très vite et nous souhaite la bonne nuit. Ando est mon voisin de lit. Il est bavard, taquin et surtout inarrêtable. C’est le rigolo de l’équipe, avec son dégradé savant, ses contours bien dessinés, sa grande taille et ses épaules carrées. Pour un cadet, avec ses 22 ans, il a déjà l’allure d’un sénior. Un des tauliers de notre défense.

Une envie d’ailleurs

Le jour du match, le 25 septembre, il ne quitte son humeur. Il enchaine blague sur blague. S’en prenant notamment au boutiquier peulh, d’origine guinéenne, dont l’échoppe fait l’angle de la rue de l’école. Ando imite son accent, « lo bugga, socolat wala bor » (Que veux-tu [sur ton pain] du chocolat ou du beurre). Il provoque l’hilarité de tout le monde, en trempant son sachet de Lipton dans sa tasse chaude. Il est le seul à avoir opté pour le thé quand nous autres buvons notre lait chaud, concentrés pour le match en tout début de matinée. Dernière causerie, ensuite direction le stade du CEMT Amilcar Cabral, vers la sortie de la ville, où nous devons jouer. Dès que l’entraineur donne la composition de l’équipe, le visage habituellement souriant d’Ando s’obscurcit. Il est sur le banc. Encore. Il en a marre de squatter le banc de touche. Tout le match impatient de rentrer, il finit par se taire, résigné. Ando ne joue pas et on est repart avec la défaite. C’est visiblement la fois de trop.

Frustré, Ando est sensible à une proposition que lui fait un « grand », comme il l’appelle, qui réside à Dakar. Jacques lui propose de le rejoindre et d’intégrer l’équipe des Gazelles de Pikine, dans la banlieue de la capitale. Ando n’hésite pas, il n’a rien à perdre : aller à Dakar, c’est à la fois s’offrir des vacances dans la ville centrale, mais aussi changer d’air et qui sait, jouer et s’épanouir dans une autre équipe. La proposition est séduisante, il tranche. Tout va très vite. Il va acheter son billet au port de Ziguinchor pour voyager à bord du bateau sur lequel par hasard, sa sœur, enceinte, et ses deux nièces, doivent aussi voyager. Au port, Ando n’a pas de pièce d’identité. Les billets se font rares à la dernière minute. Il retourne à Tilène, en emprunte une au nom d’un certain « Emmanuel Gomis » et obtient son billet, in extremis. A lui Dakar, la tête pleine de nouveaux rêves. Il a à peine le temps de dire au revoir à ses amis, co-équipiers. Le 26, à la mi-journée, il embarque à bord du Joola. A l’entrainement de décrassage le jour même, tout le monde s’étonne de son absence, mais un ami proche donne la nouvelle : Ando est parti à Dakar.

Au cœur de la tragédie

La journée du 26 septembre est claire. La météo prévoit des orages, mais le soleil est là. Le port est le petit poumon de la ville. Les marchands, « banas banas », les matelots, les dockers, font du petit quartier d’escale le carrefour de la cité. Fin septembre, c’est la veille de la rentrée universitaire. Beaucoup d’étudiants, de vacanciers sur le retour, sont parmi les passagers du bateau. Tout le monde y converge. Le contexte y fait aussi pour beaucoup : les récents coupeurs de route, les attaques régulières du MFDC sur la route vers Dakar, ont dissuadé les habitants de s’infliger le calvaire de la voie terrestre pour rejoindre la capitale. Le bateau se présente comme la solution à peu de frais, accessible, pour tous. Le bateau a aussi son esprit, un esprit marin de partage, d’équipée ensemble, de proximité, avec les paysages maritimes en prime et les petits maux de mer qui resserrent les affections et réveillent les bienveillances. Ando arrive à l’heure, s’installe, il a un billet éco, à 2500 francs, en bas du ferry. Il remarque juste qu’il y a beaucoup de monde. Il s’en émeut à peine toutefois. Il a un pressentiment négatif mais la pensée lui passe vite. L’ambiance est chaleureuse. Ando voyage avec sa sœur, ses nièces, à l’autre bout du navire ; avec aussi une vingtaine de gamins de l’école de football Aïcha, pépinière des pépites de la ville qui doit se rendre dans la capitale pour une compétition. Tout le monde se connaît. Le bateau fend la mer. Il glisse. Le voyage est agréable. Avec l’ambiance à l’intérieur comme un cocon, les allées et venues, l’écho, sa discussion avec Michel l’encadrant des mômes, Ando est de bonne humeur. Il a hâte d’arriver à Dakar où il ne va pas souvent.

Escale à l’île de Carabane vers 15h. Coin touristique sublime, où le bateau s’arrête pour se ravitailler. Dans le milieu de l’après-midi, il repart. Seuls quelques voyageurs dont Ando remarquent qu’il penche sérieusement d’un côté. Mais il ne soupçonne rien. Le bateau a de la tenue, il poursuit son cap vers Dakar. A la tombée de la nuit, la pluie s’en mêle. Le bateau est maintenant hors des eaux sénégalaises. Ando se balade, tantôt en discussion avec Michel, tantôt avec sa sœur. Un concert se joue sur le bateau, il monte le regarder puis reprend sa place en bas. La pluie oblige les voyageurs à déserter les ponts, à se réfugier à l’intérieur. Vers 22 heures, les couche-tôt sont déjà en train de dormir. Progressivement, le bateau s’endort, bercé par la pluie de plus en plus forte. Ando regarde à travers le hublot. La pluie est déchainée. Par grandes bourrasques, les gouttes s’écrasent sur la vitre. Il sent que le bateau tangue. D’un côté, puis de l’autre. Ce mouvement de balancier l’inquiète, son mauvais pressentiment revient le hanter. Au deuxième tangage, il observe encore le faible écho dans le bateau. Il se lève et monte vers le pont. Violent tangage de nouveau. Il est 23h 35. La mémoire des heures est précise chez Ando, presqu’irréelle. Cette fois-ci, l’eau s’infiltre dans le bateau. D’abord doucement. Puis par torrents. Le courant saute. L’obscurité est totale. Par instinct, il arrive à se faufiler, sous les cris déchirants des passagers. Le bateau est en train de chavirer. Ces secondes sont douloureuses, mille questions dans sa tête. Où se trouvent sa sœur enceinte, ses nièces, ces mômes de l’école de football ? Il faut faire vite. L’eau se déverse et dévale le bateau. C’est la scène la plus dure à vivre pour Ando, ce mélange de cris, de complaintes de la mort imminente, le bateau assailli par les eaux, les corps commençant à se répandre, déjà morts. Ando se faufile. Il a eu l’avantage de pressentir le drame. Il est déjà en haut du bateau. Il est avec Michel, l’encadrant des enfants. Michel hésite, il peut s’échapper, mais un cas de conscience, formidable héroïsme, le retient. Il tente de secourir les gamins. Ando lui se projette à l’eau ignorant où sont les siens. En un froncement de sourcils, le géant des mers s’est retourné. Les vagues, la défectuosité des équipements, la surcharge, la mer agitée, ont eu raison de l’embarcation, elle se renverse à la hauteur du village gambien de Sagna. Ando est dans l’eau. Dans la nuit noire, les vagues furieuses, la pluie déchainée, lui qui sait nager, flotte, avance, reprend son souffle et tient bon. Il n’aperçoit plus que le tirant d’eau, qui trône désormais, émergé. Au vacarme de l’instant d’avant, succède le silence. De minuit à 6 heures du matin, Ando reste dans l’eau. Il ne sait pas comment il a pu tenir. Une force surnaturelle ? « Ce n’était pas mon jour », résume-t-il, sage. Au petit matin, des pêcheurs gambiens le recueillent. La lumière du jour éclaire la scène d’horreur, quelques corps flottants.

L’oraison funèbre

A Ziguinchor, l’entrainement du matin s’est déroulé normalement. La ville tarde à se mettre à l’heure du drame. Rien d’anormal, la ville semble vaquer à ses occupations. Ibrahima Gassama, chef de la station de Sud FM, première radio de la ville, se souvient très bien de l’enchainement des faits. Acteur de premier plan, il se remémore le contexte : d’abord un drame sur l’axe routier la veille qui a dissuadé beaucoup de voyageurs, qui se sont rabattus sur le bateau au dernier moment. Ensuite, un épisode passé inaperçu dans la mémoire collective, le jour du drame, comme un mauvais présage : le bateau en levant l’ancre percute une pirogue de pêcheurs. Deux victimes dont un seul corps sera repêché le jour même, l’autre le lendemain. Au courant de cette information, le journaliste dépêche alors son stagiaire au port, puis le rejoint. Il est frappé par le nombre impressionnant de personnes à bord du ferry. Il sort même son enregistreur, à la stupéfaction de son collègue apprenti, pour capter le bruit anormal des moteurs. Ce bateau, il le connaît. Il a voyagé dessus. Enjeu fort de la campagne de 2000 qui a porté le président Abdoulaye Wade au pouvoir, il a été promis aux populations du Sud, comme la fin de leur isolement et des périples meurtriers de la route. Lors du voyage inaugural, de Dakar vers Ziguinchor, pour la reprise de ce bateau qui avait été longtemps en travaux, Ibrahima Gassama remarque avec quelques collègues plusieurs anomalies mais l’euphorie de la nouvelle éteint peu à peu les questions de sécurité.

Tous ces souvenirs affleurent dans sa mémoire quand il quitte le port ce 26 septembre après le départ du Joola. Il rentre chez lui. Le soir, la pluie et l’orage frappent Ziguinchor avec force, il doit même renoncer à un diner de famille. Cette pluie le conduit à repenser au bateau. Il est 23h 15. Quinze minutes avant le naufrage. Il reçoit trois appels de numéros inconnus, mais les rate et ne parvient à les rappeler. Il veille toute la nuit, convaincu que tout ne tourne pas rond. Vers 4 heures du matin, il a les premières infos qui annoncent la disparition du bateau des radars. Au fil des heures, le drame ne fait plus aucun doute pour lui, et vers 6 h du matin la nouvelle semble de plus en plus certaine, même s’il manque une confirmation définitive. A l’ouverture de la station, dans le journal matinal, il a la terrible responsabilité d’annoncer la nouvelle : n’étant pas absolument sûr, il attend. Même quand la nouvelle tombe officiellement, la croyance populaire est dans le déni. L’info se répand pourtant, et le port devient le lieu de rassemblement improvisé du deuil national. Le journaliste n’est pas surpris, il pointe la négligence et confie, lui qui a pourtant couvert de nombreuses tragédies et le conflit casamançais en particulier, avoir vécu son pire jour au travail.

L’effroi, le déni et la résignation

Peu à peu, les processions faites de sanglots incrédules fendent l’artère principale de Ziguinchor, en direction du port. Du naufrage qui a eu lieu à minuit, la nouvelle n’arrive que dans la matinée. A la panique succède, le silence. Ce silence, jamais Ziguinchor ne l’avait connu. Comme un voile lourd, il est tombé sur la ville, en anesthésiant toutes les forces. Le bateau était le seul cordon qui reliait la ville à la capitale. Chaque maison comptait quasiment une victime, ou un proche, parmi les 2000 morts. De demeure en demeure, le sanglot se propage. L’incertitude sur les victimes, les rescapés, crée la psychose. L’anxiété et le grand effroi s’emparent de la ville. Ziguinchor avait connu une année faste en 2002 : en janvier, l’équipe nationale de football avait donné à la ville comme au reste du pays des liesses mémorables pour son parcours en coupe d’Afrique, sanctionné par une place de vice-champions d’Afrique. Liesses plus folles encore après l’épopée en mai et en juin en Coupe du monde où le pays se hisse en quart de finale à la surprise générale. La nation tout entière avait battu au rythme de ces convergences joyeuses et festives, jusqu’au deuil du premier président de la république, fin 2001 : l’inhumation de Senghor qui avait suscité une égale communion dans une peine de gratitude. En septembre, comme la rançon de ces moments forts et de ces joies qui ont marqué l’année, la douleur immense de la plus grande catastrophe maritime de l’histoire est venue terrasser tout un pays.Prendre la mesure du drame s’est fait progressivement. En l’absence de corps, si importants pour le deuil, c’est tardivement que la dimension de la tragédie a été perçue. D’abord par les listings incomplets et peu fiables dont dispose l’administration portuaire. On découvre et on dénombre à chaque heure des victimes supplémentaires. Le chiffre de 2000 émergera comme une foudre. Le bateau avait une capacité de 550 places… Au journal de vingt heures, à l’intérieur de l’hôpital principal de Dakar, le ballet est incessant. Les 63 rescapés sont pris en charge, on tente l’identification des corps repêchés. L’ambiance de deuil est lourde. Et là, dans la télé, je vois Ando. L’image dure une seconde à peine, une longue éternité d’espoir. On se demande si c’est lui. C’est bien lui. Une étoile qui scintille dans l’amer. Mon voisin de lit s’en est tiré. On se surprend à réprimer une joie dans l’amertume générale.

Les rêves d’Ando

Jean André Simon Fernandez, dit Ando, est né à Ziguinchor. De parents d’origine guinéenne, il est de l’ethnie des manjaks, l’une des plus importantes du sud du pays. Ethnie présente dans l’immigration vers la France, active dans les bateaux et les chantiers navals du temps colonial. On retrouve cette immigration pionnière, avec celle des soninkés, dans plusieurs carrefours maritimes en France, le Havre, Saint-Nazaire, Toulon, et plus généralement en Normandie, fief de cette immigration. Les manjaks, originaires de la guinée Bissau voisine, ont retrouvé dans les quartiers de Tilène, Pikine, Guediawaye, une terre d’accueil, tout en restant attachés à leur villages symboles de la terre des pères : Bara, Kadjindiassa … C’est une communauté organisée, attachée à ses valeurs. C’est dans ce Tilène, réplique d’une petite Guinée Bissau, qu’Ando a grandi. Jouer pour l’ASC du quartier, c’était honorer la tradition des aînés, porter les couleurs locales, rêver avec la capitale à l’horizon et qui sait, l’Europe bientôt. Le schéma était tout tracé. Tilène, ensuite le Casasport l’équipe de la ville, et puis Nantes, dont il vénérait l’équipe avec une mention spéciale pour Gilles Yapi-Yapo. En attendant que les portes du rêve s’ouvrent, Ando avait enchainé divers petits boulots, en débrouillard émérite, à l’affût de l’opportunité de sa vie. Tour à tour routier, homme à tout faire, serviable. 17 ans après, le foot est un souvenir lointain. Il ne joue plus que quelques rares fois avec les jeunes du quartier. Il se souvient de Walidane, de la défaite de ce jour, du banc, de son amertume, de sa décision d’aller à Dakar. Il se souvient même du Lipton qu’il avait bu. Sa voix est une voix posée d’adulte de 37 ans. Il livre le récit de cette nuit sans trembler, d’une voix unie, sereine, par moment enthousiaste. Quand on s’émeut et qu’un sanglot nous monte à la gorge, c’est presque lui qui nous réconforte. Il n’a gardé ni rancune, ni mauvaise humeur. 17 ans après, la reconstruction continue. L’Etat avait indemnisé les familles de victimes : il avait eu sa part, après un long combat administratif parce qu’il voyageait avec une fausse identité. Mais rien n’a changé dans sa situation personnelle. Le petit boulot d’appoint qu’il avait retrouvé s’est arrêté. C’est un jeune qui rêve de vie meilleure. Sur la justice, les responsabilités de l’Etat, les habitudes, les culpabilités diverses, il n’est pas bavard. Tout cela lui semble lointain. Il ne sait pas de quoi il en retourne, il reste dans son coin, aidé par les siens, dans la chaleur du lien communautaire. Face au fleuve de Ziguinchor, ce 30 septembre, juste à côté du port de départ, on sent une émotion, mais surtout une insouciance. Il a troqué ses contours pour de longs rastas qu’il emprisonne dans un bonnet multicolore. Son regard scrute l’horizon, ses rêves d’ailleurs sont restés intacts. Sa dernière pensée va à Michel, qui avait rebroussé chemin pour aller sauver les enfants et qui a trouvé la mort. Michel, une autre étoile dans la mer, jumelle de la sienne, à qui vont ses hommages, ainsi qu’à sa sœur et ses nièces.

Elgas

elgas.mc@gmail.com

i-Championnat estival entre équipes de quartier très populaire au Sénégal.
ii-Surnom local des commerçants qui font la navette entre Dakar et Ziguinchor
iii-Villages guinéens proche de la frontière