C’est une date qui est restée dans tous les esprits. Le 11 janvier 1994, à Dakar, la dévaluation du franc CFA était finalement tombée comme un couperet pour les quatorze pays membres de l’organisation. Un événement – historique – non seulement monétaire, mais également politique : Pariscédait une forme de souveraineté sans partage sur cette partie de l’Afrique, en admettant un pilotage à deux de la zone franc avec le FMI et la Banque mondiale.
25 ans plus tard, le même scénario pourrait-il se reproduire ? À l’heure où les pays d’Afrique de l’Ouest et centrale souhaitent faire évoluer le franc CFA, présenté par certains comme une monnaie « héritée de la colonisation », quels sont réellement les risques de dévaluation qui pèsent sur les consommateurs et commerçants africains ? La monnaie, utilisée par 14 pays d’Afrique de l’Ouest et centrale pour un total de 155 millions d’habitants, est indexée sur l’euro et convertible avec la monnaie européenne. Les États utilisateurs doivent déposer 50 % de leurs réserves en France.
Des arguments techniques
Alors que le sujet revient régulièrement sur le devant de la scène, l’agence de notation américaine Moody’s a dressé un premier rapport présentant des arguments techniques sur la question pour la zone de l’Afrique centrale. C’est-à-dire les six pays de la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (Cemac). « Une modification du régime monétaire actuel pourrait entraîner une dévaluation de la monnaie et causerait beaucoup de perturbations (…) À court terme, une dévaluation perturberait et réduirait la soutenabilité de la dette extérieure. À long terme, l’effet d’un nouveau régime, avec ou sans dévaluation de la monnaie, reste incertain et dépendrait de la capacité des autorités à abaisser le taux de change réel pour accroître la compétitivité », analyse les experts de Moody’s dans une note publiée le 28 novembre. Il faut souligner que ce document est publié quelques jours après la tenue du sommet extraordinaire de la Cemac le 22 novembre dernier à Yaoundé. À l’issue de cette rencontre des chefs d’État de la sous-région, avaient décidé « d’engager une réflexion approfondie sur les conditions et le cadre d’une nouvelle coopération monétaire » avec la France. En conséquence ils ont chargé la Banque des États de l’Afrique centrale ainsi que la Commission sous-régionale de « proposer, dans des délais raisonnables, un schéma approprié conduisant à l’évolution de la monnaie commune ».
« Problème de liquidités »
Mais à l’épreuve du terrain, le chemin semble encore très long. Ces pays sont confrontés à un problème de liquidités qui a empiré depuis un an. Que dit Moody’s ? D’abord, alors que plusieurs pays de la zone Cemac (Gabon, Tchad, Cameroun et Centrafrique) bénéficient depuis 2016 d’un appui du FMI, l’agence de notation, averti que sans un nouveau soutien du Fonds, les perspectives d’augmentation des réserves de change de la Cemac sont assez faible. « Sans les nouveaux programmes du FMI, les risques externes augmenteront » écrit Lucie Villa, vice-présidente de Moody’s, responsable du crédit, et coauteur du rapport. En effet, « La baisse de la production de pétrole et la diversification économique limitée éroderont les réserves de change de la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (CEMAC) » analyse Moody’s. Et comme la production des devises dans la sous-région dépend à 74 % de la vente de pétrole brut, le calcul est très rapidement fait puisque les volumes de productions et les prix sont nettement en baisse : -14 % entre 2008 et 2018. « Nous prévoyons que les prix du pétrole ne vont pas aller au-delà de la fourchette actuelle de 50 à 70 dollars le baril et la production de pétrole sera structurellement à la baisse, car les gisements existants mûrissent » prédit Lucie Villa. Conclusion : à moyen terme, les risques externes vont probablement s’intensifier si le FMI ne renouvelle pas ses programmes dans les pays membres de la CEMAC, en particulier auprès des deux plus importants membres que sont le Cameroun et le Gabon. Dans ces deux pays, le programme du fonds monétaire international doit prendre fin l’année prochaine.
Les fonds débloqués par le FMI, et la remontée des cours du pétrole à partir de 2017, devaient permettre de regonfler les réserves de change. Mais celles-ci ne sont pas reconstituées aussi rapidement qu’espéré. Or la parité fixe avec l’euro est statutairement garantie par des dépôts de réserves de change des pays membres, donc la zone est obligée d’adopter des mesures restrictives sur le plan monétaire.
Aller vers plus de compétitivité
Autre épine dans le pied de la Cémac : la non-diversification de ses économies. Pour Moody’s « le rythme actuel de diversification des économies ne compensera que partiellement le déclin de la production pétrolière écrivent les analystes, poursuivant que « une augmentation plus importante des exportations non pétrolières nécessiterait la mise en place d’un secteur manufacturier robuste, axé sur l’exportation ; ce qui, à notre avis, ne se concrétisera probablement pas à moyen terme, en raison de la faible compétitivité de la région et de la capacité limitée des autorités à concevoir et mettre en œuvre des politiques économiques globales qui soutiendraient les efforts de diversification ».
Dans ce contexte, comment se passer de la garantie française ? Sur ce point précis, les experts de Moody’s sont pessimistes. En effet, pour rassurer les investisseurs étrangers, les pays de la zone ont besoin de la garantie de la France à travers la parité fixe du CFA avec l’euro. « Une modification du régime monétaire actuel pourrait entraîner une dévaluation de la monnaie et causerait beaucoup de perturbations » avertissent les experts de Moody’s qui font appel aux mauvais souvenirs de la dévaluation de 1994. « Le seul précédent est la dévaluation qui a eu lieu suite à la chute des prix du pétrole en 1993 et qui a entraîné la suspension temporaire de la convertibilité, ce qui a conduit à la dévaluation de 50 % du franc CFA un an plus tard. » Dans tous les cas note Moody’s à court terme, une dévaluation aurait un effet perturbateur et diminuerait l’abordabilité de la dette extérieure. À long terme, l’effet d’un nouveau régime, avec ou sans dévaluation de la monnaie, reste incertain et dépendrait de la capacité des autorités à abaisser le taux de change réel pour accroître la compétitivité. C’est justement tout l’enjeu à plus long terme, pour l’ensemble de la zone Cemac.
Tract (avec le Point)