Par Niagalé Bagayoko
Pour Niagalé Bagayoko, spécialiste de la gestion des conflits, « les échecs actuels doivent inciter à faire le bilan de plusieurs décennies de coopération technique avec les partenaires extérieurs ».
Le sentiment d’impuissance collective suscité par la difficulté à apporter une réponse durable à la crise multidimensionnelle que traverse le Sahel démontre que les solutions promues par les partenaires bilatéraux et multilatéraux de l’Afrique ne sont pas nécessairement plus efficaces que celles conçues par les Africains. La plupart des solutions avancées pour sortir de l’impasse actuelle sont essentiellement d’ordre opératif ou tactique (dotations accrues en logistique et matériel, changement du mandat de la Minusma et du G5 Sahel pour les rendre offensifs sous chapitre VII de la Charte de l’ONU, mobilisation de forces spéciales européennes, déploiement de contingents tchadiens dans la zone du Liptako Gourma…) ou visent à renforcer la formation et l’entraînement des forces armées africaines.
Pourtant, c’est en grande partie au niveau stratégique que semble devoir être réenvisagée l’approche retenue. Et c’est en premier lieu aux Africains qu’il appartient de mener ce travail, en s’émancipant d’un grand nombre de paradigmes (tels ceux articulés autour de la concurrence d’Etats-nations, de l’expérience de « pénétration pacifique » menée par Lyautey et Gallieni, de l’approche contre-insurrectionnelle théorisée en particulier par David Galula, du concept américain de « conflit de basse intensité » et de ses diverses déclinaisons, tout comme des approches de lutte antiterroriste) qui tous se révèlent aujourd’hui en décalage avec les menaces à la fois internes et transnationales qui caractérisent l’environnement sécuritaire africain.
De la même façon, il serait tout à fait utile de développer une approche africaine de la « sécurité humaine » qui inspire la plupart des conceptions multilatérales de la sécurité. Le constat, si ce n’est d’échec, du moins d’impact limité et de débordement dans la lutte contre la violence et l’insécurité au Sahel, doit ainsi inviter à repenser sans tarder la sécurité du continent selon une perspective stratégique africaine. De nombreux Etats africains utilisent, se réfèrent ou s’alignent en effet sur des normes et catégories analytiques très insuffisamment contextualisées.
Rupture épistémologique
Aujourd’hui, il existe à l’évidence un espace pour qu’émerge une pensée stratégique véritablement africaine, c’est-à-dire avant tout ancrée dans les réalités politiques, sécuritaires, sociétales, anthropologiques et économiques du continent. Une telle pensée ne saurait bien entendu être homogène et, s’il est nécessaire que les acteurs multilatéraux tels que l’Union africaine, les communautés économiques régionales ou les autres organisations à vocation fonctionnelle s’engagent dans une telle réflexion, afin notamment de redéfinir la portée de l’architecture africaine de paix et de sécurité, c’est avant tout au niveau national que ce travail se doit d’être mené.
Un tel effort requiert sans doute une rupture épistémologique avec un grand nombre de cadres de pensée, largement influencés par des acteurs extérieurs au continent. C’est le cas notamment de la rédaction des stratégies nationales de sécurité, qu’il apparaît désormais indispensable d’ancrer solidement dans des analyses vernaculaires de l’environnement sécuritaire, fondées sur une définition des menaces exogènes et endogènes, particulièrement des dynamiques locales et périphériques.
Une telle entreprise appelle une sociologie des acteurs et une approche « par le bas » participant notamment à une définition précise et adaptée des modalités d’exercice du monopole sur la violence et la contrainte légitimes. Elle appelle aussi la mobilisation de références historiques propres aux trajectoires pluriséculaires des différents Etats africains : comme le formule le général Babacar Gaye, « il faut savoir comment Askia Mohamed gérait son empire autant que comment Napoléon a gagné à Austerlitz ».
Elle requiert l’intégration des expériences opérationnelles des forces de défense et de sécurité africaines au cours des dernières décennies (opérations de paix et lutte contre les groupes armés, les mouvements terroristes et les acteurs criminels), tout comme la prise en compte des structures de gouvernance et de régulation souvent hybrides et informelles propres au fonctionnement des appareils sécuritaires africains. Un effort de révision des doctrines s’impose également et devra découler de ces stratégies nationales revisitées.
« Acculturation tactique »
Les échecs actuels doivent aussi inciter à faire le bilan de plusieurs décennies de coopération technique avec les partenaires extérieurs : la crise sahélienne révèle en effet l’obsolescence ou l’inadaptation de plus en plus avérée des programmes de coopération militaire et de police étrangers, issus d’un héritage historique et stratégique qui n’est pas celui de l’Afrique, auquel s’ajoute l’effet d’« acculturation tactique » provoqué par l’accumulation des programmes dispensés à titre bilatéral, bien souvent sans aucune cohérence entre eux.
Cette perspective stratégique africaine devra également gouverner les politiques retenues en matière d’équipement des forces de défense et de sécurité afin que celles-ci soient dotées d’armements et de matériels adaptés au type de conflictualité et de criminalité qu’il s’agit de neutraliser, de contenir ou de juguler, et ne découlant pas des intérêts des industries d’armement des différents partenaires.
Enfin, cette formulation d’une pensée stratégique africaine offrira l’opportunité aux organisations multilatérales et aux Etats africains de se repositionner vis-à-vis de leurs partenaires sur la base des intérêts et des valeurs gouvernant leurs stratégies respectives et permettra réciproquement à ces acteurs extérieurs de définir, clarifier ou réorienter à terme leurs propres postures en fonction des positions affirmées par les acteurs du continent.
Niagalé Bagayoko est docteure en science politique, présidente de l’African Security Sector Network.
Source : Le monde