Malgré sa grande retenue, Adama Cissé, l’éboueur
de 37 ans le plus célèbre d’Ile-de-France, accepte de nous accueillir dans le studio HLM en rez-de-chaus-sée qu’il sous-loue à un ami, du côté de Villemomble (Seine-Saint-Denis). Sa compagne, Mariam, Malienne de 36 ans venue de Côte-d’Ivoire, avec qui il échange quelques mots en
bambara, se lève du lit recouvert d’un
drap blanc et rose pour nous servir un thé à la menthe.
L’éboueur empêché insiste avec bienveillance : «On vient de dehors, il faisait froid. Prenez un thé.» Puis soulève Bacari, son bébé particulièrement calme de 3 mois.
Licencié depuis un an et demi, il est au chômage, ponctué de très courts CDD. Il touche 1 000 euros au lieu des 1 600 euros net qu’il percevait avant son licenciement. «Après les 400 euros de loyer et les 600 euros de nourriture, de couches et de bibe-
rons, je vous laisse compter combien il me reste», dit-il en retournant les poches, vides, de son jean noir. Et pourtant, il n’a pas chômé. «Tous les jours, il allait déposer son CV partout dans les boîtes d’intérim», raconte Mariam qui ne travaille pas,
faute de titre de séjour. Assis sur une chaise, dos à la cuisine et face la télé qui diffuse France 24 dans cet intérieur de 20 m2 bien tenu, Cissé boit religieusement son thé. Son téléphone a beau sonner de façon intempestive, il le laisse de côté
sur une table basse. C’est Mariam qui jette un œil furtif aux noms qui s’affichent. Plus volubile malgré la grippe attrapée le jour de l’audience, elle
explique, un sourire attendri au coin des lèvres : «Il n’aime pas qu’on l’appelle pour lui dire : “On t’a vu à la télé.”» «Ce n’est pas la télé qui va me donner à manger», rebondit-il, le regard franc, en manipulant
son chapelet.
Musulman pratiquant, il s’en remet à Dieu pour trouver un autre travail, le même. Il n’a pas la tête à s’amuser de ce genre de futilité et se serait bien passé d’apparaître sur BFM TV, chez Hanouna ou Konbini. L’affaire remonte à septembre 2018. Cet agent de propreté franco-malien, en CDI dans
une filiale de l’entreprise de nettoyage Derichebourg depuis huit ans, se fait licencier pour «faute grave», sans avertissement ni mise à pied. En cause ? Une photo où on le voit en tenue de travail vert et jaune fluo allongé sans ses chaussures, devant la devanture d’une boutique dans le Ier arrondissement de Paris. Légendé «Voilà à quoi servent les impôts locaux
des Parisiens, à payer les agents de propreté à roupiller, on comprend pourquoi Paris est si dégueulasse», le cliché est balancé sur Twitter. Mineur, le buzz est suffisant pour déranger
la mairie de Paris qui en informe son employeur. L’entreprise, pointe l’avocat d’Adama Cissé, Joachim Scavello, justifie son licenciement par une durée de la pause qui excède les bingt minutes autorisées. Cissé raconte, soudain très vif : «Un
mois plus tard, on me dit que je ne suis plus sur le planning. Le chef m’appelle dans son bureau, me demande si c’est moi sur la photo. Je lui dis : “Oui, c’est moi. J’ai un certificat médical et j’étais en pause.” Je lui rappelle que j’ai eu six mois d’ar-
rêt à cause de ma douleur au pied gauche. Le chef me dit que quelqu’un que je ne connais pas a envoyé ça aux réseaux sociaux.»
Mais l’homme, qui n’a pas la moindre application sur son portable et n’utilise que le fixe pour contacter sa famille à Bamako, est loin de tout ça. Il quitte alors le dépôt, hagard, ses tenues de travail sous le bras. En décembre 2018, aidé de son avocat qu’il paie 800 euros de sa poche, il décide de saisir les prud’hommes. S’ensuit une tentative de conciliation qui n’aboutit pas. Son avocat ne prend connaissance de ce tweet
fatal qu’en décembre 2019, lorsqu’il consulte les pièces de la partie adverse. «Aujourd’hui, on a des juges à chaque coin de rue avec leur smartphone, prêts à condamner n’importe qui», plaide Me Joachim Scavello.
Dès la mise en ligne d’un article sur le site du
Parisien, le 13 janvier 2020, 50 000 tweets déferlent. Et l’audience, qui a lieu le lendemain, mobilise plusieurs journalistes.
Adama Cissé ponctue presque toutes ses phrases par «voilà, voilà quoi», l’air de dire «c’est comme ça». Il est taiseux, sauf quand il s’agit de son travail. «J’étais en CDI depuis 2011 et je n’ai jamais eu de problème. Ils me parlent de l’image de la société. Et mon image à moi ? Et ma santé à moi ?» martèle-t-il dans une colère sourde. Il sort de sa sacoche des radios montrant la fracture de sa cheville sous tous les angles. Après l’avoir envisagée un temps, il abandonne l’idée de poursuivre la passante qui a diffusé la photo volée, juriste d’entreprise selon son compte Twit-
ter. «Ça se fait pas ce qu’elle a fait, elle ne s’est même pas arrêtée pour voir comment j’allais, c’est du racisme et ça fait mal au cœur, mais moi je veux juste un travail, lâche-t-il d’une voix
blanche. Je me sentais utile derrière les camions-poubelles.
C’est un boulot très dur : il faut tirer les poubelles, les vider, ramasser le caca des chiens, monter et descendre en permanence, mais les encouragements des gens, ça change tout.» Il ajoute avec une assurance qu’on n’avait pas soupçonnée : «Tous les
chauffeurs avec qui j’ai travaillé vous diront que j’ai toujours bien fait les choses.»
Adama Cissé a grandi à Bamako avant d’arriver en France et d’être naturalisé en 2004. Son père était ouvrier, sa mère au foyer. Des souvenirs d’enfant, il en a «comme tout le monde».
Des événements marquants ? Son licenciement. Le reste ?
«Comme tout le monde», répète-t-il en haussant les épaules. Il retourne une fois par an au Mali pour voir ses autres enfants nés d’une précédente union, à qui il envoie régulièrement de l’argent. Mais pas cette année. L’éboueur est très pudique sur sa vie privée. Il évoque la mort d’un fils de 14 ans : «Il était malade et est décédé. Voilà.» Avant son problème de cheville, il allait jouer au foot dans le stade qui jouxte et éclaire son immeuble de néons jaunes. Il est fan du Barça mais essaie de ne
pas trop regarder les matchs. Ça lui fait «trop mal au cœur» quand son équipe perd. A part ça, il aime bien traîner dans les cafés, regarder des reportages à la télévision et s’occuper de Bacari. Quand on l’interroge sur sa rencontre avec Mariam,
il sourit. Elle aussi. Adama Cissé, qui réclame des compensations financières et l’annulation de son licenciement pour faute grave, connaîtra la décision de la justice le 19 juin. En attendant, il pourrait se remettre en selle grâce à un conseiller
municipal PS de Bondy qui vient de lui trouver un emploi, toujours dans le nettoyage. Alors qu’on le rappelle pour avoir des précisions à ce sujet, il se montre prudent : «J’attends leur coup de fil.»
(Avec Libération, France)