Conakry, 11 avril 1960. Des drapeaux vert et jaune habillent la grande salle dans laquelle s’installent, les uns après les autres, les délégués venus assister à la deuxième conférence de solidarité afro-asiatique. Un slogan sur une banderole rouge vif barre l’un des murs « L’Algérie sera le tombeau de l’impérialisme français ! » Un peu plus loin, une autre banderole indique « Liquidation de l’impérialisme et du colonialisme ! » La conférence est ouverte par un discours du dirigeant guinéen, Ahmed Sékou Touré. Le secrétaire général de la conférence, l’Égyptien Youssef El Sebaï présente lui, le rapport politique. Il y dénonce les manœuvres « néo-colonialistes » belges, britanniques et françaises, illustrées (dit-il) par la création de la « prétendue communauté ». Le journal Le Monde rapporte que des tracts, décrivant la conférence comme une « manœuvre de propagande communiste » ont été distribués dans les boîtes aux lettres de Conakry.
L’origine de ces tracts ? Inconnue. Mais une ombre plane effectivement sur le rassemblement. Selon La Croix, « les bruits les plus alarmants » circulent lors du congrès afro-asiatique. Un diplomate français est plus précis : en ce mois d’avril, la capitale guinéenne bruisse de rumeurs selon lesquelles des personnalités importantes du régime préparent un renversement du pouvoir. Une date circule : celle du 24 avril, présentée comme celle du « grand jour ». La rumeur place même à la tête de la conspiration Barry III (Ibrahima Barry), le ministre de la Justice.
En avril 1960 Sékou Touré fait face à une triple menace. Il risque un débordement par les durs de son régime, les plus favorables à l’Est et au communisme. Il doit également contrôler la possible émergence d’une force d’opposition « modérée ». La troisième menace, elle, est sans ambiguïté subversive. Il s’agit d’une tentative de renversement armé du régime qui a bénéficié du soutien du SDECE (Service de Documentation Extérieure et de Contre-Espionnage), les services secrets français. Le pouvoir parviendra d’un seul geste à contenir ces trois périls… à retrouver, pour un moment au moins, une marge de manœuvre politique qu’il semblait avoir perdue. Il réussira, par la même occasion, à éliminer un chef religieux emblématique des tensions de l’époque entre le pouvoir et la communauté musulmane. C’est cette histoire que nous allons reconstruire tout au long de de cette série…
Les nouvelles qui vont tout précipiter viennent du Fouta Djalon. De la préfecture de Mali. Un homme, Boubacar Djelly Dieng est arrêté. Des caisses d’armes venant du Sénégal retrouvées (lire plus bas : Le « complot des armes » à Mali, une mémoire locale).
Vue de Mali, dans le Fouta Djalon en Guinée. | Coralie Pierret
Le 19 avril, Ahmed Sékou Touré s’adresse aux cadres du PDG (Parti Démocratique de Guinée). Les informations qu’il a à partager avec eux sont de la plus haute gravité. Il dénonce des entreprises de subversion « encouragées par l’étranger », annonce qu’il sévira sans pitié contre les responsables de ces mouvements, « quels qu’ils puissent être ». Le mot d’ordre descend jusque dans les quartiers : des manœuvres dirigées de l’extérieur menacent le pays. Elles iraient « jusqu’à la menace d’intervention militaire sur les frontières ».
Toute la nuit, les patrouilles armées circulent dans la capitale. Les points névralgiques sont contrôlés. Les véhicules arrêtés et fouillés. Les responsables des sections ont été chargés de mener des perquisitions chez les suspects. Ils doivent procéder à des arrestations quand des preuves suffisantes ont été recueillies. Les premières personnes sont mises sous les verrous.
Le 20 avril 1960, Sékou Touré prend cette fois-ci la parole devant la foule. Il s’exprime longuement en langue vernaculaire et reprend, avec plus de véhémence encore, les accusations de la veille. Les Guinéens l’entendent par la suite sur les ondes de Radio Conakry : « Un nouveau complot, déclare-t-il, un des plus monstrueux depuis le 28 septembre, a été publiquement démasqué, preuves à l’appui ». Le responsable guinéen rappelle le précédent de décembre 1959, où dit-il « l’impérialisme français » avait subi « un échec sanglant ». Puis il en vient au nouveau « complot » : « comme toujours, le colonialisme français s’est acquis la complicité de certains éléments africains pour organiser sa sale besogne. S’appuyant sur leur cupidité et leur ambition démesurée, les adversaires de la cause africaine n’ont pas hésité, cette fois encore, à organiser à travers le pays un réseau de Contre-révolutionnaires, dont les mobiles sont bien évidents ».
Ahmed Sékou Touré mentionne dans ce discours l’existence de préparatifs militaires le long de la frontière du Sénégal, notamment la construction d’un poste émetteur, et parle de l’installation de camps militaires le long de la frontière avec la Côte d’Ivoire. Des avions devaient survoler la Guinée le 25 mai et lâcher « un million de tracts » appelant au soulèvement des populations. Des spécialistes du sabotage devaient également être recrutés. « 5 000 » assure le leader guinéen. Ahmed Sékou Touré précise qu’un libanais, M. Chaoul et un inspecteur des télécommunications chargé des installations téléphoniques ont été arrêtés en tant que « principaux organisateurs du complot ». D’autres personnalités guinéennes ont également été mises sous les verrous. Tout cela, dit-il, a été révélé par la saisie d’une correspondance manuscrite avec des organisations gaullistes extérieures.
Une résolution du Bureau Politique National du PDG est « adoptée à l’unanimité des 60 000 militants présents au meeting ». Elle pointe « l’acharnement aveugle des impérialistes contre la jeune république de Guinée et l’inconscience des provocateurs indignes du titre de citoyen guinéen qu’ils recrutent parmi les soi-disant intellectuels ambitieux et sans scrupules, sous-produits du régime défunt, sans lien avec le peuple, véritables punaises égarées au sein du Parti. »
Le 21 avril, cette fois-ci, c’est une conférence de presse qui est convoquée. Ahmed Sékou Touré y revient sur certains détails : il a eu connaissance de l’installation de dépôts de munitions et de camps aux frontières du Sénégal, du Soudan et de la Côte d’Ivoire, ainsi que de la mise en service prochaine d’une station de radio voisine du territoire guinéen. Des tracts ont été imprimés et devaient être lâchés sur le territoire guinéen. « D’anciens officiers guinéens de l’armée française, dit-il, ont été sollicités pour servir d’encadrement au soulèvement populaire ». Sékou Touré exhibe un tract censé représenter une pièce à conviction. Il annonce que la répression contre ceux qui se sont associés à cette entreprise sera « impitoyable ». Il se livre également à un développement – qui peut paraître surprenant au premier abord – sur la légalité d’une éventuelle opposition politique. Il indique que, si on présente aux plus hautes instances un projet de parti d’opposition qui semble conforme aux intérêts supérieurs du pays, le PDG accordera une subvention de démarrage d’un million, des véhicules et un local. L’argumentaire ne sera pas repris dans les jours qui suivront.
Conakry, elle, reste étroitement surveillée. Le palais présidentiel, la poste centrale, les dépôts d’essence sont gardés par des soldats en armes. Les arrestations se poursuivent jusqu’à l’intérieur du pays, mais il se confirme progressivement qu’aucun des ministres n’a été inquiété. Pas même Barry III, qui apparaît à plusieurs reprises aux côtés d’Ahmed Sékou Touré.
Le 3 mai 1960, le chef de la région de Mali, dans le Fouta Djalon, reçoit l’ordre de mettre de toute urgence en route pour Conakry les armes saisies, qui doivent être présentées au corps diplomatique. Des instructions similaires sont transmises par Keïta Fodéba, ministre de la Défense Nationale et de la sécurité guinéenne, au chef de la région de Beyla. Neuf personnes arrêtées à Youkounkoun doivent également être transférées à Conakry. Lors de l’ouverture de la session parlementaire, ce même jour, le chef de l’État guinéen prend la parole à la suite du président de l’Assemblée Nationale. Ont été réunis pour l’occasion les chefs de mission diplomatique, les directeurs des principales entreprises commerciales et industrielles et des représentants des syndicats. Le représentant français a pris soin de ne pas assister à la cérémonie, « craignant justement que l’affaire du ″complot″ ne fût de nouveau évoquée dans des termes inadmissibles ». La France est effectivement mise en cause par Ahmed Sékou Touré : « Tout le long de nos frontières avec la République du Sénégal et de la Côte d’Ivoire ont eu lieu des infiltrations d’armes et de munitions, ont été établies des installations militaires dont l’importance suffit à situer au niveau de l’armée de la communauté française le dessein criminel qui a été projeté pour compromettre la sécurité et le développement de notre nation. » Une exposition des armes saisies « au domicile des conspirateurs » s’ouvre à la permanence du PDG à Conakry. Et la liste des armes trouvées près de la frontière avec le Sénégal est rendue publique.
Le 6 mai, prenant à nouveau la parole devant les cadres du PDG, Ahmed Sekou Touré s’attarde cette fois-ci sur les responsabilités des « contre-révolutionnaires » à l’intérieur du pays. « Ceux-là, a-t-il dit, se trouvent à tous les échelons des comités de section au gouvernement, et leur action est plus néfaste au pays que les manœuvres dirigées de l’extérieur ». Il annonce également la création d’un tribunal populaire qui rassemblera des membres de l’Assemblée Nationale, du bureau politique, de l’Union Syndicale des Travailleurs de Guinée et de la jeunesse. Une « commission technique de travail » sera formée en son sein. Elle recevra les pleins pouvoirs en matière d’investigation et d’enquête, réunira et examinera les dossiers. Les magistrats n’en feront pas partie.
Les diplomates sont invités à venir constater à la permanence nationale du PDG les « preuves du complot ». Toutes les ambassades sont représentées à l’exception des ambassades britannique et française. Un représentant de l’ambassade d’Allemagne qui vient à cette exposition confirme que les fusils exposés sont bien des Mauser, mais il estime qu’une partie seulement viendrait des manufactures qui existaient sur le territoire de l’actuelle RFA. Le reste proviendrait, selon lui, de la RDA.
Le 9 mai, Sékou Touré dénonce le caractère « permanent » du complot mené contre la Guinée. Au cours d’une « conférence des cadres », le leader guinéen dresse également un premier bilan des sanctions judiciaires adoptées Le tribunal populaire a rendu un jugement au sujet de trois réseaux et a prononcé 19 condamnations à mort : à Mali (dans le Fouta Djalon), trois condamnations à mort ont été décidées, 21 personnes sont condamnées à des peines de travaux forcés. À Youkounkoun, huit personnes sont condamnées à mort, mais pour la plupart en leur absence : 7 condamnés sur les 8 ont réussi à s’enfuir au Sénégal. À Conakry, enfin, 8 personnes sont condamnés à la peine capitale. L’ancien inspecteur du travail Diallo Ibrahima, tout d’abord. À ses côtés, Sekou Fofana, Mamadou Camara, l’imam de Coronthie El Hadj Lamine Kaba, Camara Facine dit M’Bombo, Senghor Ousmane Bakele. Le libanais Said Chaoul, suspecté d’avoir été le chef de ce groupe, est lui aussi condamné même s’il s’est « suicidé » en détention. Claude Bachelard, Français, spécialiste radio, se voit infliger la peine capitale par contumace, il a réussi à fuir vers le Sénégal. Pierre Rossignol, qui détenait un poste émetteur non déclaré, a pour sa part été arrêté. Il est condamné à 20 ans de travaux forcé et à la confiscation de ses biens. Les services français croient savoir qu’il a évité la condamnation à mort grâce à une intervention d’Ismaël Touré, le demi-frère du leader guinéen, qui a « fait valoir qu’une telle peine risque de provoquer des incidents avec la France, ce qui ne serait pas le cas avec une peine de travaux forcés ». Un ressortissant suisse, Francis Fritschy, est condamné à 15 ans de travaux forcés. Il avait accompagné Bachelard à l’aérodrome le jour de sa fuite.
Tract (avec archives)