Alors que sa gestion de l’épidémie est critiquée, l’homme fort de Tchétchénie déploie sa stratégie habituelle : brutalité décomplexée, répression et menaces contre la presse. Avec la passivité bienveillante du Kremlin.
La vidéo est verticale, un peu tremblotante : elle a été filmée depuis un téléphone portable. On y voit Ramzan Kadyrov, dirigeant de la Tchétchénie, fou de rage dans ce qui doit être les jardins de sa résidence. La cible de sa colère ? Un article paru le 12 avril dans le journal indépendant Novaya Gazeta, et qui critique sa gestion de la pandémie de nouveau coronavirus en Tchétchénie. «Messieurs du FSB, faites quelque chose avec ces sous-hommes qui nous provoquent, s’écrie-t-il. Vous voulez que nous devenions des criminels, c’est ça ? L’un d’entre nous endossera la responsabilité et ira en prison pour tout le monde. Ne nous forcez pas à devenir des assassins !»
L’enquête pointait du doigt la mise en quarantaine de plusieurs hôpitaux tchétchènes dont le personnel médical avait été infecté par manque d’équipements de protection, et mettait en doute les statistiques officielles indiquant 175 cas de Covid-19 dans la région : la répression violente frappant les personnes soupçonnées d’être porteuses du virus pousserait ces dernières à se cacher et à éviter à tout prix d’appeler un médecin. Des critiques insupportables à entendre car Kadyrov a fait de la lutte contre la pandémie, depuis l’apparition des premiers cas officiels en Russie, son nouveau cheval de bataille.
«S’il faut, je frappe»
«Kadyrov est un soldat, le combat, c’est son élément. Il a besoin d’être toujours en lutte contre un ennemi, explique Ekaterina Sokirianskaïa, directrice du think-tank Conflict Analysis and Prevention Center (CAPC) et spécialiste du Caucase russe. En ce moment, c’est le coronavirus, mais avant c’étaient les homosexuels, et avant eux les terroristes, les ivrognes au volant, les activistes des droits de l’homme…» Face à ce nouvel ennemi, Kadyrov a déployé sa stratégie habituelle : une brutalité décomplexée avec la passivité bienveillante du Kremlin.
Dès la fin du mois de mars, alors que la Tchétchénie ne comptait alors que trois cas d’infection par le nouveau coronavirus, il décrète la fermeture de tous les cafés et restaurants. Début avril, il instaure le confinement dans la totalité de son territoire, assorti d’un couvre-feu entre 20 heures et 8 heures du matin. Réagissant à une vidéo montrant des policiers tchétchènes rouant de coups un homme pris en flagrant délit de violation du confinement, il hausse les épaules. «Je préfère frapper une personne qu’en enterrer 1 000, écrit-il sur son compte Instagram, son canal de communication favori. C’est pour ça que je prends des mesures très dures. S’il faut, je frappe à coups de matraque. S’il le faut, je jette en prison dans une cave, mais je défendrai mon peuple.» La victime finira par publier une vidéo d’excuses qui sera diffusée par la télévision publique tchétchène.
Début avril également, Kadyrov décide d’interdire l’entrée du territoire tchétchène à tous les non-résidents. Lorsque le Premier ministre, Mikhaïl Michoustine, lui signifie que cette décision ne relève pas de ses prérogatives, il se permet de lui répondre : «Les frontières sont fermées et elles le resteront.» Interpellé à ce sujet, le porte-parole du Kremlin, Dimitri Peskov, n’a rien trouvé à redire à son attitude.
Guerre personnelle
Pas plus, d’ailleurs, qu’il n’a trouvé à redire aux menaces ouvertes que le dirigeant tchétchène a proférées à l’encontre des journalistes de Novaya Gazeta. «Rien d’inhabituel», a-t-il simplement lâché, Ramzan Kadyrov «est très émotif». Ce sera tout. Le dirigeant de l’un des sujets de la Fédération de Russie vient de menacer de mort en public des journalistes, il ne recevra même pas une remontrance. Ces menaces ne sont pourtant pas à prendre à la légère. La guerre personnelle de Ramzan Kadyrov avec Novaya Gazeta est ancienne et violente.
Le 6 février dernier, Elena Milachina, la correspondante en Tchétchénie du journal, avait été agressée dans le hall de son hôtel, peu de temps après, selon elle, avoir reçu des menaces de Kadyrov. C’est elle qui a signé l’enquête du 12 avril sur la gestion de l’épidémie, suscitant la colère et de nouvelles menaces du dirigeant tchétchène. En 2017, enragé par les enquêtes de Novaya Gazetadénonçant sa persécution des homosexuels, Kadyrov avait appelé à la «vengeance» contre les «ennemis de notre foi et de notre patrie». Peu de temps avant son assassinat en juillet 2009, la militante des droits de l’homme et journaliste à Novaya Gazeta Natalia Estemirova avait elle aussi été menacée de mort. Anna Politkovskaïa, assassinée à Moscou en 2006, couvrait également la Tchétchénie pour le journal.
Mais aux yeux du Kremlin, peu importent ses provocations et ses assassinats : dans la gestion des affaires tchétchènes, Kadyrov a toujours carte blanche. «Poutine considère que Ramzan remplit correctement sa mission, qu’il règle la question du séparatisme tchétchène, assure la « stabilité » et la loyauté de la région, conclut Ekaterina Sokirianskaïa. Qu’il provoque parfois des scandales avec les homosexuels, avec le coronavirus, pour le Kremlin c’est gênant, mais tolérable.»