Le massacre du 3 juin 2019 aura été une tâche noire dans la marche vers la liberté dans un Soudan tenu d’une main de fer pendant des décennies par le dictateur Omar El Béchir. La machine judiciaire enclenchée pour déterminer les responsabilités semble grippée, tant les auteurs présumés de la mort de plus d’une centaine de personnes continuent tranquillement à vaquer à leurs occupations. Analyse par le chercheur Jean-Baptiste Gallopin.*
Ce mercredi dans Khartoum, les comités de résistance populaires, fers de lance de la révolution, avaient organisé des rassemblements le long des routes, des rassemblements limités pour cause de Covid-19. Tous exigeaient que justice soit faite pour les victimes, ce qui n’est pas encore le cas. Le Premier ministre soudanais, Abdalla Hamdok, a voulu pour sa part rassurer les révolutionnaires, à l’occasion de l’anniversaire de ce grand rassemblement, qui avait été déterminant pour renverser le régime d’Omar el-Béchir. Dans un discours télévisé, il a affirmé que la justice pour les victimes du 3 juin était « une étape inévitable et irréversible ». Pour le chercheur associé au Conseil européen des affaires étrangères Jean-Baptiste Gallopin, le statu quo actuel n’a rien d’une fatalité.
RFI : Pourquoi les efforts pour rendre la justice dans l’affaire du massacre du 3 juinne donnent-ils rien ?
Jean-Baptiste Gallopin : La configuration politique actuelle rend la justice transitionnelle très délicate, puisque l’accord de partage du pouvoir, obtenu l’an dernier entre la junte qui a renversé le régime d’Omar el-Béchir et les forces révolutionnaires, consacre un rôle pour les militaires et les paramilitaires qui ont ordonné ce massacre. Ce qui signifie que les Forces de la liberté et du changement, la coalition civile aujourd’hui au pouvoir, et le Premier ministre Abdalla Hamdok, n’ont pas cherché à faire de la justice transitionnelle un cheval de bataille. Et cela suscite beaucoup de mécontentement auprès des jeunes qui se sont mobilisés pour la révolution et qui, aujourd’hui, sont exclus de cet arrangement, de ce partage du pouvoir.
Partagez-vous le pessimisme de nombreux Soudanais, qui estiment que justice ne pourra jamais être rendue pour une simple raison de realpolitik ?
Je ne pense pas qu’il y ait une inéluctabilité de la situation, ce sont des choix politiques. Les Forces de la liberté et du changement et le Premier ministre ont fait le choix de ne pas aborder cette question, par crainte de se mettre à dos les généraux. C’est bien entendu raisonnable de leur part, mais ils auraient pu adopter une posture plus forte, mobiliser les révolutionnaires pour maintenir un équilibre du pouvoir face aux généraux. Ce qu’ils n’ont pas fait. C’est cela qui suscite le mécontentement des révolutionnaires. L’année dernière, au moment où tout s’est décidé, pendant les négociations, la mobilisation, malgré le massacre, n’a pas faibli. Une « marche du million » au mois de juin a rassemblé plusieurs centaines de milliers de personnes.
Malgré cela, les politiques ont choisi de chercher un compromis plutôt que de pousser leur avantage. S’agissant de la justice, le comité d’enquête mis en place en septembre 2019 souffre d’un manque de soutien politique, notamment du Premier ministre. Il n’a pas les ressources suffisantes et surtout, il n’a pas les moyens de protéger les témoins, alors même que les milices paramilitaires du général Hemeti ont engagé des poursuites contre ceux qui les critiquent. Donc, aujourd’hui, le comité d’enquête est très isolé. Son chef pense qu’il n’a pas les moyens de pousser la question de la justice de manière audacieuse.
Est-ce que les militaires et les paramilitaires ne tirent pas avantage de la transition pour jouer le pourrissement, en espérant que les Soudanais, pris par d’autres urgences, notamment économiques, se détourneront en fin de compte de l’exigence de justice ?
C’est le calcul de tous ceux qui se rendent coupables de ce genre d’exactions : espérer que le temps fera son effet et que les familles des victimes se démobiliseront. Au Soudan, ça reste à voir. On a eu une période, depuis dix mois, où l’accord de partage de pouvoir a poussé les révolutionnaires à attendre, à voir ce qui allait se passer. Aujourd’hui, le constat est clair : sur la justice, il n’y a eu aucun progrès. Sur la question de la réforme des institutions, pareil : aucun progrès. Aujourd’hui, les généraux ont repris une grande partie du pouvoir et contrôlent pour l’essentiel la politique intérieure et la politique étrangère du Soudan, alors qu’en théorie, cela devrait relever du Premier ministre. On voit bien aussi que les Forces de la liberté et du changement, qui sont censées représenter les révolutionnaires, s’accommodent de modes de décision informels, en coordination avec les généraux et le Premier ministre.
Tout cela choque beaucoup de monde, d’autant plus que la situation économique et sociale s’est détériorée de manière catastrophique, avec une inflation qui dépasse 100%, des files d’attente aux portes des boulangeries ou des stations-service, pour obtenir des biens de base. Aujourd’hui, la colère monte. L’une des raisons pour lesquelles on n’a pas assisté à une mobilisation d’ampleur sont les restrictions liées au Covid-19. La question est de savoir combien de temps cela peut être contenu. On voit bien par exemple, aux États-Unis, que les manifestations ont fait fi de la situation sanitaire.
*Jean Baptiste Gallopin, chercheur associé au Conseil européen aux affaires étrangères*
Tract.sn (avec média)