Elgas dans « Biscottes Littéraires » : « Je prône un panafricanisme non captif de gourous vengeurs »

Le blog amoureux de littérature africaine Biscotteslitteraires.com a interviewé l’auteur d’un « dieu et des mœurs » (Présence Africaine, 2015). Retranscription d’un entretien qui fait émerger le portrait-vérité d’Elgas.

 

Biscottes Littéraires : Bonjour Elgas. C’est un plaisir pour nous de vous recevoir sur notre blog. Pour qui ne vous connaît pas, qui est Elgas ?

Elgas : C’est une question à laquelle je sais de moins en moins répondre. Tout ce que j’ai fait depuis une quinzaine d’année c’est écrire un texte par semaine, voire par jour, et lire quantité de textes de tous les registres. Je n’ai pas assez de culot pour me dire écrivain malgré un livre publié, encore moins sociologue malgré un doctorat. Le mot chroniqueur grince à mes oreilles. Disons donc que, et c’est ce qui me coute le moins à dire, je suis (allez !) journaliste. J’aime comprendre, raconter, analyser, mettre en scène, présenter, m’amuser devant un micro, tout en étant sérieux quand il le faut, s’il le faut véritablement…. J’ai toujours trouvé de la littérature, de la poésie, de l’analyse politique, de l’évasion, de la découverte, du risque, dans le journalisme. Et j’aime à croire que la littérature est fondue dans le journalisme ou l’inverse. Albert Londres, Naipaul, Kapuściński, Hitchens, Mauriac, entre autres, font pour moi à peu près le même métier.

BL : Comment est né votre amour pour les Belles lettres ?
Elgas : Vous savez, il n’y a pas de faire-part de naissance pour l’amour des lettres. Comme toutes les véritables amours, il est nourri par le temps, les circonstances, les rencontres, les habitudes. Si j’ose une réponse, je situerais cette naissance à chaque rencontre avec un livre que j’ai aimé, et ça en fait beaucoup, de naissances. C’est, pour donner une date, vers mes 17 ans, que j’ai commencé à beaucoup lire, à y trouver le bonheur suprême de découvrir des mondes qui me parlent et ce qu’ils engendrent souvent : la prétention de la vocation. Je dois à un personnage balzacien en particulier, Jacques Collin, en encore Vautrin son nom dans le Père Goriot, mes premières extases d’adolescent.

BL : Vous faites partie d’une génération montante d’écrivains à la plume conquérante. Quel regard portez-vous sur la littérature sénégalaise contemporaine ?
Elgas : Un regard tout à fait bienveillant ! Je m’efforce autant que je peux de suivre la littérature sénégalaise, mais pas qu’elle. Il est très prématuré et sans doute illégitime de ma part de porter un jugement sur toute une génération, c’est une tâche qui appartient aux historiens du présent et du futur. Les jugements globaux comportent toujours des biais, et j’essaie de les éviter du mieux que je peux.

BL : Pourquoi écrivez-vous et que représente l’écriture pour vous ?
Elgas : Si seulement je le savais ! Si seulement ! Peut-être est-ce la seule chose que je sais faire ? Je ne sais pas trop. Je remarque que les écrivains sont souvent piètres en intelligence pratique, et ne sont pas les modèles les plus formidables du salariat. Ils errent sur la crête de cette vie d’artiste, si fragile, mais si enivrante. Je ne fétichise, pour ma part, pas du tout l’écriture comme sacralité ultime pour laquelle j’aurais des rituels, des obsessions, voire une démence : je la considère tout simplement comme un vecteur d’émotions, rien de plus ou de moins. J’ai la chance, dirons-nous, de pouvoir y dire ce que je pense de manière pas tout à fait désagréable pour moi, et pour quelqu’un qui se suffit de peu, je trouve que c’est déjà pas mal. Je n’écris pas nécessairement par vocation mais par un concours de circonstances qu’il serait bien inspiré d’attribuer au hasard, purement et simplement.

BL : L’écrivain a-t-il encore quelque espèce d’importance de nos jours ? Si oui quelle doit être selon vous sa principale mission ?
Elgas : Je ne pense pas que les écrivains soient plus importants que les chaudronniers, mais je ne pense pas non plus qu’ils le soient moins. Le mythe de l’écrivain maudit m’indiffère tout autant que celui de l’écrivain providentiel : dans les deux cas, il y a un excès théâtral qui peut être plaisant, rien d’autre. Mais les auteurs sont une composante du monde. Ils contribuent comme beaucoup d’autres à promouvoir la liberté de conscience dans le meilleur des cas ; alors ça, oui, c’est clairement inestimable. Je constate juste que le prestige du métier a peut-être baissé en éclat et en attrait au fil du temps dans l’habituel procès des générations entre elles. Chacun conchie son époque, ce sont de belles escarmouches où l’arrogance est juste sauvée par le talent. Je pense que sa mission, celle de l’écrivain, ne se prévoit pas, elle se révèle au gré des ouvrages et des inspirations si jamais mission il y a. On empièterait presque dans le territoire de Dieu. Les voix des écrivains sont impénétrables avant leur cri de naissance, pourrait-on s’amuser.

BL : 339, rien que ça, c’est le nombre de pages que compte votre premier ouvrage, riche en thématiques et remarquable de verve. Quelles sont vos sources d’inspiration ?
Elgas : Pour ce livre, ça a été simple, c’est un voyage au Sénégal en 2013. Je m’occupais la nuit. J’étais abattu par la souffrance que je voyais le jour et ce qui me parvenait comme informations, témoignages, souvenirs réveillés. Ecrire a été un recours, un moyen de fuir ce que je voyais, en le consignant toutefois minutieusement dans les pages comme pour être sûr de les avoir à jamais avec moi. Je m’en veux d’avoir infligé aux lecteurs 336 pages, mais un livre ne dit jamais assez, ni jamais tout. C’est le seul objet qui fait cohabiter le manque et l’excès.

BL : « Un Dieu et des Mœurs », c’est le fameux ouvrage aux 339 pages, un livre que nous qualifierons, sans sûrement galvauder le terme, de féroce. Vous y frottez votre plume contre des sujets graves, vous y déversez votre encre acide, rebelle et révoltée sur une société sénégalaise empêtrée dans des maux divers. Parlez-nous de la genèse de ce livre. Qu’est-ce qui vous l’a inspiré ?
Elgas : C’est un cycle global d’écriture depuis mes 15 ans, d’abord sur des blogs, des journaux, des idées qui sont restées et qui ont rencontré ce voyage. Les idées qui y sont, sont très vieilles. Je m’amuse souvent à retrouver des bouts de phrases qui ont existé dès 2008, quand j’avais 20 ans. 5 années plus tard en l’écrivant, je découvre juste que le livre m’a purgé de certaines obsessions. La bonne (ou mauvaise) nouvelle, c’est qu’un tel livre, je l’écrirai plus. Ce sont les circonstances de ce moment qui ont germé sur un vieux terreau. Ça n’a jamais été un projet pensé en amont mais un texte écrit en un mois, porté en 15 ans, et peaufiné en 3 mois.

BL : Pour ce livre le style est dru, cru et sulfureux. Un choix libre et délibéré ou retranscription d’un trop plein de colère longtemps contenue ?
Elgas : Colère, j’y substituerais plutôt sensibilité, ça me paraît plus juste. « Rien ne ment plus qu’un homme en colère » disait je ne sais plus qui. Ce que je porte au public, je le dis en privé. J’ai toujours cru en la vérité d’un texte, ce qui suppose donner de soi, prendre le risque de susciter des réactions hostiles. La colère est une étiquette qui suggère la dispersion sous l’émotion et le cri non contenu. J’ai essayé, je ne sais si j’y arrive, d’expliquer et de transmettre des émotions vécues sans obéir aux injonctions à la retenue, signe de censure. C’est bien plus qu’une colère qui est un sentiment finalement très commun et pas si fécond.

BL : « Un dieu et des mœurs », un roman aux relents césairiens, vu qu’il entretient, avec le « Cahier d’un retour au pays natal » cette descente aux enfers faite de douleurs et d’invectives à l’endroit de la glaise natale ?
Elgas : J’assume, je revendique même ce parallèle avec Césaire. Je connais ses textes par cœur. Aucun auteur ne m’a habité avec un tel démon dans le corps. S’il est un auteur sans qui ce livre n’aurait jamais été, c’est bien lui. Mais la flamboyance du Discours m’a plus marqué chez Césaire que le Cahier. Sans doute parce que je reste un poète médiocre mais je me soigne.

BL : « Un Dieu et des mœurs », ce sont les coupables. C’est un islam trop envahissant et des traditions parfois violentes que vous condamnez. Peut-on ainsi résumer votre livre ?
Elgas : C’est assez juste. Dans les deux cas, retenir les abus, pas ces entités impersonnelles, mais leurs dérives extrêmes et l’alibi qu’elles servent. Coupables peut-être pas, responsables pour sûr, pour reprendre la vieille phrase. J’aime à expliquer que nous n’avons pas assez inventorier nos valeurs et leurs apports à notre civilisation. Et ce manquement explique bien de nos drames. Ça n’a pas bonne presse, mais je ne suis pas près de me dédire et ce que je vois me conforte. Il faut un exercice de la responsabilité, c’est le pré-requis. Le livre parle de bien plus de choses cependant…

BL : «Je n’ai jamais goûté aux critiques belliqueuses de ceux qui empoignent virilement la France comme objet de nos maux…», écrivez-vous avec conviction, déchargeant ainsi l’Hexagone d’une tonne de culpabilité et de responsabilité que des générations entières d’Africains et de Sénégalais s’accordent à lui mettre sur le dos. Si c’est bien cela l’idée, la France pourra-t-elle s’oindre de l’huile de sainteté et affirmer devant l’histoire qu’elle n’y pour rien dans les nombreux traumatismes que vivent ses anciennes colonies ?
Elgas : L’un n’implique pas forcément l’autre. La France n’est pas mon sujet et il n’est pas dans mes pouvoirs de l’absoudre, je n’en ai nullement l’intention d’ailleurs. Je la prends par ce qu’elle est simplement. La colonisation est sans doute la chose la plus documentée au monde, ce que j’essaie c’est de ne pas entretenir le ressentiment, qui ronge plus celui qui le secrète qu’autre chose. Il y a assez de patrouilleurs pour traquer les ennemis externes, j’essaie de m’occuper de ceux internes. Le destin des africains, leur vie, m’apparaît urgent et ces difficultés, je me borne à le croire en veillant minutieusement à tout lire et observer, ne sont pas directement et simplement imputables à la France. L’Afrique co-produit son histoire, elle n’est pas une actrice passive. Le croire, c’est réhabiliter le pire cliché raciste.

BL : 15 nuits et 15 portraits : Qu’est-ce qui justifie le choix de la nuit ? Pourquoi pas 15 jours, 15 tableaux par exemple ?
Elgas : « J’écrivais la nuit, c’est tout aussi simple. 15 tableaux ? L’ensemble s’appelle justement Tableau d’un séjour pour rendre l’image de ces instantanés sociaux…

BL : Décidé à dénoncer tous ces maux dont souffre la société sénégalaise, maux quelquefois communs à d’autres sociétés africaines, vous vous attaquez, après les religieux, les intellectuels et les politiciens, aux militants panafricanistes -même eux ! Quelle opinion avez-vous des mouvements panafricanistes tels qu’ils se font actuellement ?
Elgas : Oh ! Que des sentiments d’amitié. Ce que je reproche – pas uniquement aux panafricanistes – c’est la posture et très souvent, ils sont vecteurs d’une certaine aliénation du contre-discours. J’admets toutes les divergences, à condition que ces tribunaux autoproclamés de l’authentique, ne m’imposent pas leurs vues. Le panafricanisme est devenu une vocation pontifiante pour certains de ses zélateurs, et pas un moyen. Pour belle que soit une idée, avec des serviteurs qui en trahissent le message, elle devient atteinte elle aussi. A ce rythme, avec tant d’obsession du discours vindicatif et vengeur, souvent formulés au cœur de l’occident pour noter la curiosité, c’est une vanité orale qui engendre plus de héros que de richesse : il créera moins d’emplois dans le continent que les pires néocoloniaux. Voilà l’un des tristes sorts du panafricanisme dans sa mouture activiste, souvent nihiliste, tête de pont de l’aliénation de la diaspora : investir le champ du discours et déserter le champ de l’action créatrice de valeurs essentielles pour des populations en demande. Le monde académique m’a appris qu’aucune idée, aucune, fût-elle sainte, n’est intouchable et que seule la confrontation enrichit et non l’intimidation pour des homogénéités feintes.

BL : Un mot sur les talibés, s’il vous plait. Vous avez eu une pensée pour eux dans le livre.
Elgas : Un attachement viscéral, plus qu’une pensée. Ils sont la seule raison de l’existence de ce livre. Le livre en parle abondamment.
BL : Quel genre de panafricanisme préconiseriez-vous pour l’Afrique ?
Elgas : Celui de la pluralité des idées, des débats véritables et internes, riches de toutes les influences du monde et pas seulement de l’Afrique ; un panafricanisme non fossilisé ou captif de gourous vengeurs. Celui de la création des ressources de vie, du génie, de l’affirmation par son inventivité plus que par l’empire de discours éternellement accusateurs.

BL : Que vous inspirent ces mots de Fary Ndao « (…) il est évident pour moi, que nous tenons là un très grand écrivain, peut être l’un des plus grands que le Sénégal n’ait jamais enfanté. Oui, rien que ça. » ?
Elgas : Je le trouve trop généreux ! Sans doute emporté par l’enthousiasme. Je suis loin de mériter tout ça. Je ne serai jamais l’un des plus grands, je ne suis pas un garçon très ambitieux. J’ai une vie plutôt banale, et je m’y tiens. Il m’arrive souvent de péter sur la tête des avides de gloire, moins pour leur ambition que pour ce qu’ils sont prêts à faire ou concéder pour l’assouvir.

BL : « En tout, elle avait vécu avec quatre maris, deux frères, et deux cousins. À chaque mort, à peine avait-elle fini son veuvage, qu’elle devait à nouveau hériter d’un frère ou du cousin du défunt. Fatou C. avait été ainsi mariée à quatre parents directs, de même sang, sans jamais avoir eu une seconde le choix sur les hommes de sa vie. » Fiction ou réalité ? Comment cela est-il possible ?
Elgas : Réalité. Seul le prénom a été changé, mais les faits sont réels. C’est son improbabilité qui fait d’ailleurs le sel déchirant de cette histoire. Le lévirat n’est pas une pratique marginale, il a régi nombre de vies après le deuil, et cette situation dit une tragédie. Mon livre s’émeut juste de la non-possibilité du choix pour les femmes plus que le fait lui-même qui, si on cherche bien, doit avoir des fondements acceptables.

BL : Qu’avez-vous ressenti après avoir accouché la dernière lettre de ce roman-volcan ?
Elgas : Pas grand-chose à l’époque. Et pas grand-chose pendant longtemps. 5 ans après presque, une certaine fierté, si je puis me permettre ce luxe exubérant.

BL : Quels sont vos projets littéraires ?
Elgas : Ils sont nombreux, plusieurs idées dans mes tiroirs.
BL : Votre portrait chinois à présent :
-Un héros ou une héroïne : Desproges
– Un auteur : Bernanos
– Un personnage historique : Mamadou Kebe (Un mystère sénégalais que j’essaie de résoudre)
– Un plat : le Kaldou
– Un animal : le Cheval
– Un passe-temps : le jardinage
– Une phobie : La courtisanerie (et la flagornerie)BL : Merci Souleymane Elgas pour votre disponibilité. Votre mot de la fin.
Elgas : Merci ! Alea jacta est !

 

Tract (avec l’aimable autorisation de Biscotteslitteraires.com)