ET DIT TÔT- « Il n’y a de libertés non écloses, que lorsque qu’il y a des responsabilités désertées », paraphraserai-je Césaire. Dans une UEMOA où les crispations des pouvoirs se font plus fortes à mesure que les populations des huit pays opérationnalisent de plus en plus leurs libertés au quotidien, ce qui se passe dans un pays, le Bénin, doit interpeller les lanceurs d’alerte de tous les pays de l’Union. Libertés politiques, libertés sociales, libertés économiques, libertés culturelles, libertés médiatiques : quand une seule de celles-ci est étouffée, c’est toutes qui en souffrent. Et la dernière citée de ces libertés, est celle qui rend les autres possibles.
Le Moretti en charge de libertés dont on s’attendait à ce qu’il attentât rapidement à celles-ci, c’est Eric Dupond-Moretti, récemment nommé ministre français de la Justice, et dont on sait les antagonismes avec la magistrature de son pays qu’il a désormais sous sa tutelle. Mais c’est un autre Moretti, Rémi Prospère de ses désuets prénoms, président de la HAAC du Bénin, qui aura dégainé le premier son fil d’étrangleur turc des libertés, dont il a la mission de protéger l’exercice. Le ci-devant président de la Haute Autorité de l’Audiovisuel et de la Communication du Bénin, le sieur Moretti donc, a « ordonné (rien de moins !), le 7 juillet dernier, la fermeture de tous les médias en ligne du pays, pour cause de prolifération sauvage peu à son goût de chef de gare.
« Tuez-les tous, Dieu reconnaitra les liens (hypertextes) » ? La HAAC choisit de casser le thermomètre désormais vital que sont les sites d’informations, pour mettre fin à la fièvre dont elles se font l’écho chaque jour dans la société béninoise. Dans une belle expression de néo-colonisés, le Bénin s’est longtemps targué d’être le « Quartier latin de l’Afrique ». Eh bien, aujourd’hui, on y perd son latin plutôt, avec le Bénin. Le pays dirigé par Patrice Talon, après avoir restreint comme peau de chagrin le nombre de partis politiques admis à concourir à des élections, en excipant de l’inobservance par ceux-ci de contraintes paperassières, remet ça. Sa HAAC, dont les membres et le président sont nommés par le chef de l’Etat béninois, se fait la talonnette du pouvoir, pour écraser sous son pied toues les médias en ligne du pays : sites d’informations, web TV.
Cela n’est pas tolérable, cela n’est pas acceptable, cela n’est pas légal. Pour réfuter le bien-fondé et l’opportunité très hasardeuse de cette « décision » de la HAAC, on permettra à l’auteur de ces lignes de se réclamer de son statut d’expert en contentieux de la propriété intellectuelle, suite à un certificat passé en 2004 avec comme condisciples des avocats du barreau dakarois, auprès du Centre de Formation Judiciaire de Dakar et de l’IDLO, International Development Law Organization de Rome. Qualité sous laquelle j’exerce aussi comme consultant depuis plus de 15 ans. Vous excuserez le « moi » naturellement haïssable, mais, pour opposer des arguments d’autorité à l’argument de la force de la HAAC, elle m’est aussi importante sur ce sujet que ma double qualité de fondateur de site d’information (Tract.sn) et d’éditorialiste, y compris à titre régulier sur des médias internationaux comme Jeune Afrique ou SenePlus.
Médias international, médias nationaux ? Les médias en ligne que la HAAAC se fait fort de fermer ont-ils un rattachement géographique si évident au Bénin (et donc une subordination automatique à la loi béninoise) ? Rien n’est moins sûr. Et la Nouvelle Tribune (LNT) est le premier média en ligne à avoir opposé à « l’irrégulateur » béninois que les autoroutes de l’information sur lesquelles elle roule ne sont pas sous juridiction du Bénin. Par communiqué du 10 juillet, elle informe que : « le site LNT qui appartenait à deux sociétés (le journal la Nouvelle Tribune au Bénin et la société R. Network au Canada) a été rachetée par une société de droit canadien depuis 2018. De ce fait le site internet ne dépend plus d’aucune manière d’une société béninoise, et donc n’est plus soumise aux décisions venant du Bénin. L’esprit du site reste cependant le même (validé par le contrat de cession) : informer les lecteurs du Bénin mais aussi d’Afrique et de par le monde avec une vision africaine de l’information. Au départ constitué de journalistes béninois du quotidien La Nouvelle Tribune, le site est désormais entretenu par des journalistes de plusieurs pays dont le Bénin, la Côte d’Ivoire, le Sénégal, le Burkina Faso, le Canada et la France. ». BéninPlus.com a aussi rassuré ses visiteurs de ce que « le communiqué de la HAAC n’est ni applicable, ni opposable à BeninPlus » et qu’elle opère « par-delà les frontières ».
L’élément déterminant est, en effet, le centre de la vie juridique, et non pas le lieu où la société exerce matériellement son exploitation (si l’élément intentionnel résulte des énonciations des statuts, au contraire l’élément matériel est plus difficile à découvrir). Concernant l’exploitation dans un pays (le Bénin, dans le cas d’espèce), il faut, en droit commun, l’exercice habituel d’une activité dans ce pays dans le cadre d’un établissement stable et autonome. L’établissement stable est une installation matérielle possédant une certaine permanence et possédant un but économique qui génère un profit. Ces principes sont applicables aux activités marchandes en ligne (ou éditoriales, donc), mais la notion d’établissement stable est plus difficile à cerner et à définir. Elle passe nécessairement par la différenciation entre serveur virtuel et serveur matériel. Le serveur virtuel est une page Web sans autre attache que celle immatérielle qui la relie à son auteur. La page Web n’est pas reconnue comme un établissement stable et il n’y a donc pas d’imposition au Bénin par exemple si l’auteur est implanté à l’étranger. Le serveur matériel est un site Web hébergé par un serveur distinct du producteur. Il s’agira de l’occupation d’un espace sur le disque d’un serveur. Localisé géographiquement par incorporation à un serveur matériel autonome, dans la réalisation d’une activité de nature commerciale, le site Web peut être qualifié d’établissement stable : si le site matériel est implanté au Bénin, il y est imposable lorsque des revenus lui sont imputables. Si ce n’est pas le cas, il n’y est pas imposable. S’il n’y est pas imposable, il n’en est pas non plus justiciable. CQFD. Tout ceci pour démontrer que les médias en ligne présumés béninois auxquels la HAAC de ce pays donne l’ordre de fermer ne tombent pas forcément sous l’impérium abusif de son autorité. Bref, le rattachement géographique au Bénin dont se prévaut la HAAC sur ces sites pour leur appliquer des règlements n’est pas aussi automatique que ça.
C’est la ligne de défense que se doivent d’adopter les médias en ligne béninois, dont très peut utilisent le suffixe de nom de domaine du pays, qui est « .bj » : Il n’est pas du tout évident que le régulateur béninois ait autorité sur un site en « .info » comme le populaire banouto.info ou un site en « .com » comme beninplus.com. Si on se réfère au siège social juridique réel, il n’est pas forcément dans le pays d’exploitation et si on se réfère aux utilisateurs, la chalandise est mondialisée : la (« clientèle » (le lectorat), dont on peut supposer qu’elle est à majorité béninoise et qui ne paie rien au média en ligne pour les informations auxquelles elle accède, n’a de ce fait pas à bénéficier d’une protection commerciale du Bénin).
De plus, la HAAC ne peut pas fermer un média en ligne par décision administrative, tout assermentés que ses membres puissent être. Il lui faut une décision de justice pour chaque site Internet concerné. Et ensuite, obtenir un exequatur de la décision de justice dans le pays d’enregistrement qui, pour banouto.info, est …le Panama. La décision sera exécutée par le Panama si elle est conforme à sa loi. La HAAC avec ses couteaux d’Anastasie se croit dans la presse du 19ème siècle. Les chapitres NIC qui fournissent les sous- domaines dans les noms de domaines internationaux (.com, .net, .info, etc.) ou nationaux (.sn pour le Sénégal, .bj pour le Bénin, .cm pour le Cameroun…) ne sont pas sous l’autorité des gouvernements et ne doivent pas y être. Même si ceux-ci peuvent y être représentés. Les chapitres NIC sont des organisations civiles et non pas gouvernementales.
La HAAC assure constater «une création tous azimuts de médias en ligne sans autorisation préalable», mais reste floue sur les contours de cette nouvelle interdiction. «Il y a des gens qui ne répondent pas aux enquêtes de moralité», s’est défendu un porte-parole de la Haac, Fernand Gbaguidi, lors d’une conférence de presse. «Cela constitue un danger pour le pays». Eh bien, M. Gbaguidi, l’exercice du journalisme n’est pas une activité pour laquelle il faut un certificat de bonnes vies et mœurs, ce vestige administratif colonial, ou un « carnet de santé », avec visites régulières chez le médecin, comme pour les péripatéticiennes au Sénégal. La HAAC avait déjà appelé en 2018 les médias en ligne à venir se faire « régulariser » : plusieurs organes en ligne avaient fait des démarches pour être en règle, ont payé le montant exigé mais la Haac n’a jamais donné suite. C’est la carence de la HAAAC qui est donc en cause, et non celle des médias en ligne.
Qui gère et attribue les noms de domaines, qui sont l’identité juridique des médias en ligne mis en cause au Bénin ? Au plan international, il s’agit de l’ICANN (The Internet Corporation for Assigned Names and Numbers). L’ICANN est un organisme privé, représentant plusieurs organismes et institutions, bien que placé sous la tutelle du ministère du Commerce américain. L’ICANN délègue la gestion des noms de domaines à des entreprises spécifiques (appelées registry operators). Par exemple,Educause = la gestion du domaine .edu
Plus près de notre culture institutionnelle africaine francophone subsaharienne, en France, ils sont gérés par un organisme : l’AFNIC (Association Française pour le Nommage Internet en Coopération). Depuis janvier 1998, responsable du domaine national .fr et .re (pour la Réunion), l’AFNIC, qui a pris la suite de l’INRIA et du NIC-France, est composée de trois grands collèges distincts :
– les prestataires Internet,
– les utilisateurs, personnes morales (entreprises, établissements) ou physiques (particuliers),
– les organisations internationales ou francophones.
Il ne saurait en aller autrement dans nos pays africains et donc au Bénin : le nommage et donc l’identité juridique des médias en ligne n’est pas sous la tutelle des juridictions béninoises, surtout, on le répète, quand ces sites ne sont pas en « .bj ».
Léon Anjorin Koboubé, expert en communication interrogé par l’AFP, a raison de dire que la HAAC veut « tuer les initiatives locales», avec cette décision «anachronique et contre-productive, qui ne cadre pas avec le contexte technologique au 21e siècle». Un contexte technologique où tout individu doté d’un smartphone peut, à juste titre, être producteur d’informations à caractère journalistique, notamment sur ses réseaux sociaux (Facebook, Twitter, Youtube, Instagram, Whatsapp…). De ce point de vue, je préfère d’ailleurs la traduction anglaise de réseaux sociaux, qui est « social media ». Les réseaux sociaux sont bien des médias et les premiers médias au monde sont Facebook et Twitter, sur lesquels s’informe la majorité des habitants du monde libre (Chine exclue). Dans une économie de la presse où les modèles se recherchent encore et s’éprouvent chaque jour, le Bénin devait plutôt s’honorer de la vitalité des médias en ligne « béninois », qui créent du contenu local et des emplois pour les jeunes. Et s’il y a un chantier de contrôle technologique dont le Bénin doit se préoccuper, c’est plutôt de mettre en place un RGPD (Règlement Général de Protection des Données), qui garantisse que les citoyens majeurs et vaccinés donnent leur consentement quand ils accèdent à un site et y contrôle l’utilisation de leurs données. Mais bon, le Bénin n’est pas le seul pays africain à la traine en matière d’élaboration de RGPD….
Au total, plutôt que technique, cette question de la fermeture brutale, unilatérale et totale des médias en ligne au Bénin est politique et sociétale : on ne peut y voir autre chose que la poursuite par le président Patrice Talon, de la pente autoritaire dans laquelle il a engagé le Bénin, prétendant diriger le pays comme une entreprise : avec mises à pied, blâmes, avertissements et …mises en chômage technique de citoyens, transformés en employés.
A cet égard, il faut rappeler que plusieurs journalistes et blogueurs ont déjà été poursuivis depuis l’adoption, en avril 2018, d’une loi portant Code du numérique, criminalisant les délits de presse en ligne et notamment le partage de «fausses informations» sur les réseaux sociaux.
En vertu de cette loi, Ignace Sossou, journaliste d’investigation pour le site Benin Web TV, a été arrêté en décembre 2019, après avoir relayé des propos critiques du procureur de la République à l’encontre du pouvoir, sur Facebook et Twitter. Il avait finalement été lourdement condamné à 12 mois de prison, dont 6 mois ferme pour «harcèlement», bien que les propos retranscrits aient été tenus.
Le fin mot de cette histoire est que on veut réduire au silence les médias en ligne que le pouvoir en place ne parvient pas à contrôler comme c’est le cas pour les médias traditionnels, avec une télévision d’Etat qui ne couvre d’ailleurs pas les activités de l’opposition.
Il s’agit, ni plus, ni moins, que d’une tentative de purge dans les médias avant l’élection présidentielle, prévue en avril 2021. La moindre des choses est pour nous, Africains des médias, de la dénoncer. Et pour les médias en ligne « béninois » : de refuser de s’y plier. Pour obliger le régime Talon à se résoudre à couper Internet dans le pays, l’exposant ainsi à la face du monde comme le pouvoir à tendances liberticides qu’il est.
Ousseynou Nar Gueye est fondateur-éditeur du site d’informations Tract.sn, Expert en Contentieux de la Propriété Intellectuelle