ÉDITO – SENtract – « Ce que le petit Maure dit, il l’a entendu sous la tente’’. En voilà un proverbe bien sénégalais. Et le petit Maure ici, c’est le ministre de l’Economie Numérique et des Télécommunications, le rallié Yankhoba Diatara nommé sur le quota de l’ex-opposant Idrissa Seck. Le ministre a beaucoup menacé dernièrement en direction de ceux qui usent des réseaux sociaux pour ternir l’image de l’Etat (sic), s’infiltrer dans la vie privée des honnêtes citoyens, et fragiliser la cohésion sociale (re-sic) . Le ministre de l’Economie numérique et des Télécommunications assurait ce lundi 7 juin de la volonté du gouvernement de faire son possible pour mettre fin aux abus constatés dans l’usage des réseaux sociaux, au risque de voir ce phénomène, pourfend -t-il, ‘‘déstabiliser l’harmonie sociale’’.
« Le gouvernement du Sénégal est résolument engagé contre tous les abus sur les réseaux sociaux et pour cela, tous les moyens seront mis en œuvre », a-t-il déclaré à l’ouverture d’un atelier de lancement du cadre de concertation sur l’harmonisation et l’actualisation du cadre juridique du secteur des TIC. « Malgré toutes les lois votées et les mesures prises, certains persistent à vouloir faire des réseaux sociaux une arme de destruction de la dignité humaine », a pesté le ministre à cette occasion. Le président de la République Macky Sall n’a eu de cesse « depuis quelques mois », d’attirer l’attention des Sénégalais sur « les usages peu recommandables » des réseaux sociaux, a-t-il poursuivi. Eh bien, si le ministre parle ainsi, c’est que M. Diatara sait que dans le circuit de validation administrative, il y a un avant – projet de loi ‘‘portant encadrement de l’usage des réseaux sociaux’’. En droite ligne des algarades présidentielles : depuis un certain Conseil des ministres du 23 décembre 2020, le président Sall en a aussi appelé à ‘‘la régularisation des sites d’informations’’, qui, ‘‘si on n’y prend pas garde, risquent de porter fortement atteinte à la cohésion nationale, à l’image de l’Etat ainsi qu’à l’ordre public’’. Bref, une préoccupation obsessionnelle au plus haut niveau de l’Etat.
J’ai obtenu copie de cet avant-projet de loi de sept pages ‘‘portant encadrement de l’usage des réseaux sociaux’’. Dans son exposé des motifs, la future loi, qui reste encore à être adoptée en Conseil des ministres, indique que « la difficulté majeure, à la base de cette situation résulte du fait que les OTT qui fournissent les supports technologiques n’ont généralement pas de représentations formelles dans nos Etats, encore moins un cahier des charges assorti d’obligations ». Les OTT (‘‘Over The Top’’) ? c’est-à-dire les plateformes utilisant les réseaux des opérateurs de communications électroniques et apportant de la valeur aux utilisateurs, mais sans que lesdits opérateurs ne soient impliqués. Tous les services de livraison d’audio, de vidéo et d’autres médias sur Internet sans la participation d’un opérateur de réseau traditionnel. Le vocable regroupe à la fois des acteurs des services de communication, de l’audio et de la vidéo. En d’autres termes, les Whatsapp, Signal, Telegram, Facebook (messenger), Microsoft Teams, Zoom et autres Google Meet. Et cette future loi sénégalaise se fait fort d’obliger les OTT à créer une structure ‘‘de droit sénégalais, au sens de l’OHADA ; à jour de ses obligations fiscales et sociales ; et [disposant] d’un personnel comprenant au moins 3/4 de Sénégalais’’. Une ambition totalement donquichottesque pour le petit pays de 16 millions d’habitants qu’est le Sénégal. Si Google a pu y avoir son bureau Afrique il y a 10 ans, la multinationale numérique s’est depuis transplantée au Ghana, comme Facebook l’a fait vers l’Afrique du Sud, pays autrement plus significatifs en termes de solidité et de performance de leur secteur TIC. Cette obligation future de présence sur le territoire nationale faite aux OTT est-elle seulement légale ? Et au-delà, est-elle réaliste ?
L’avant-projet de loi met également en place une commission « Internet et Liberté » doté de pouvoirs de coercition comme celui de retirer une autorisation à un organe de presse sur Internet, qui en cas de récidive ne pourra plus la demander avant deux ans, ceci pour délit « d’atteinte à la vie privée, à la sûreté de l’état ou aux bonnes moeurs. Qui définit les bonnes mœurs dans une présumée république laïque au 21ème siècle qu’est le Sénégal ? Les membres prévus de cette commission ‘‘Internet et Liberté’’ sont le ministère en charge des Communications électroniques (président) ; le ministère en charge de l’Intérieur, l’Autorité de Régulation des Télécommunications et des Postes; le Conseil de Régulation de l’Audiovisuel ; la Commission de Protection des Données personnelles ; l’agence de l’Informatique de l’Etat ; Télédistribution du Sénégal ; l’agent judiciaire de l’Etat ; et une association des consuméristes. Cette commission ‘‘Internet et Liberté’’ est ainsi composée uniquement de démembrements de l’Etat, en plus d’une association consumériste (choisie comment ?). Elle vote son propre règlement intérieur qui est ensuite adopté par décret présidentiel : un véritable tribunal de l’Internet. Pourquoi corser ainsi l’arsenal juridique ? Des acteurs politiques et de la société civile ont encore pu être arrêtés et poursuivis pour propos tenus dans une messagerie privée, lors des émeutes de mars dernier dans lesquelles l’État sénégalais a vu des actes terroristes et un appel à l‘insurrection : il s’agit du leader de ‘‘Frapp-France dégage’’ Guy-Marius Sagna, du politicien Clédor Sène et de l’activiste Assane Diouf. Les dispositions légales existent donc déjà pour poursuivre quiconque menace l’équilibre social par voie de réseau social. Aussi, cette future loi portant encadrement de l’usage des réseaux sociaux est une reculade du point de vue des libertés publiques et de la démocratie.
Informé de ce que le Pr Ismaïla Madior Fall, constitutionnaliste, serait l’auteur de ce projet de texte de loi, je l’ai contacté. Le Ministre d’Etat auprès du Président de la République qu’est le Pr Fall, a confirmé que le chef de l’Etat lui avait bien confié la mission de présider une commission sur « l’encadrement et la régulation des réseaux sociaux ». Toutefois, il a indiqué que le texte en question qui circule n’est pas son œuvre, mais certainement celle d’un consultant qui l’a envoyé à l’Etat du Sénégal. « Il n’est question ni de restriction, ni de répression » dit Ismaïla Madior Fall. Il précise que l’État, dans les limites de sa souveraineté, veut réguler les réseaux sociaux, et « coopérer avec les GAFA, qui ont bel et bien des représentants au Sénégal ». Notamment lorsqu’il est question de cybercriminalité, où l’on observe que ces GAFA ne collaborent pas toujours. « Et aussi, quand il y a obscénité, ou trouble à l’ordre public, nous devons pouvoir demander aux ORT de retirer le contenu », estime le Pr Fall. Il conclut que rien ne se fera sans « une concertation avec les acteurs ». Rocher de Sisyphe que de vouloir brider des réseaux sociaux où il suffit de télécharger un VPN pour échapper à tout contrôle étatique ? Ismaïla Madior Fall préconise que la coopération sous-régionale, voire internationale, permette de régler cela. N’est-ce pas ce qui s’appel « noyer le poisson » ?
Ousseynou Nar Gueye
Éditorialiste sénégalais, fondateur du site d’information Sentract.sn, Directeur Général d’Axes & Cibles Com.