Depuis quelques jours le débat sur la présence de « nervis » dans l’espace public revient dans l’actualité, avec acuité. A mon humble avis, il est aussi parfois un peu manichéen du fait de l’engagement partisan d’une grande partie de ceux qui l’alimentent, d’où l’urgence de le recentrer pour qu’il soit plus serein et moins clivant. Pour cela, il faut une profonde introspection afin de trouver les bonnes réponses aux vraies questions.
Cependant, devons-nous nous conformer aux opinions des autres par conformisme ou nous comporter comme ceux avec qui nous partageons l’espace public politique, sans y défendre les mêmes valeurs?
Sommes-nous obligés de nous accommoder des positions ubuesques de ceux avec qui nous sommes en totale opposition et qui sapent les fondements de ce bien que nous avons en partage: la République? Et sans réfléchir, accepter aveuglément ce qui ressemble à du négationnisme ou à de la manipulation des esprits?
Non, j’estime qu’il y a mieux à faire. La raison? Elle est toute simple: nous ne devons ni hurler avec les loups encore moins déserter le champ de nos devoirs. Parce que nous ne sommes ni loups affamés, ni agneaux en errance. Nous sommes des êtres résonants, doués d’intelligence, capables de comprendre les phénomènes sociaux complexes et de produire du sens et des idées.
Ensuite, ce débat sur l’immixtion d’individus indésirables dans les contradictions du moment, somme toute normales entre acteurs politiques, n’est pas un fait nouveau. La violence s’est toujours manifestée dans la quotidienneté de nos confrontations. Elle n’est pas que physique. Elle émaille nos propos, nos gestes et comportements aussi bien dans la vie courante, de plus en plus dans les médias traditionnels et dans les réseaux sociaux.
Mais il est temps de prendre très au sérieux la privatisation de la violence légitime. D’autant que la problématique de la sécurité des personnes et des biens prend une tournure inquiétante. De plus en plus, des individus ou des personnes morales privées s’emparent des espaces traditionnellement réservés à la puissance publique, sur invitation d’illuminés sans légitimité attestée, obnubilées que par leurs seules ambitions démesurées. Ce hiatus constitue une réelle menace pour la stabilité de notre pays. Le Sénégal pourrait devenir la cible de forces occultes non contrôlées ou par des apatrides délégataires de projets funestes. Leurs mandants ont les yeux rivés sur nos ressources minières, pétrolière et gazières réelles ou supposées.
Sans hurler avec les loups, posons-nous, donc, les bonnes questions pour cerner les contours de la crise. Qui sont ces « nervis » dont on a parlé durant les événements du Sweet Beauté Gate, lors de la tournée du Président de la République ou du Tibb Tànk de Bougane?
Sont-ils des héritiers des Comités d’action qui, au sein du même parti, l’UPS, ont incendié, violenté et tué. Naguère des « Tontons Makhoutes », en référence aux « tontons macoutes » de Duvalier, refusaient à l’opposition toute expression plurielle. En réaction à une telle terreur, des « Calots bleus » ont été recrutés et formés parmi les militants du Pds à des fins dissuasives. On connaît les avatars qui se sont ensuivis.
Aujourd’hui, ce sont les « Marrons du feu » de l’Apr, les « éléments » de Pastef, de Gëm sa bopp ou ceux du Grand Parti qui font l’actualité. Apparemment, la mort de Ndiaga Diouf n’a pas servi de leçon aux uns et aux autres. Même des chefs religieux entretiennent des milices privées au vu et su d’un État devenu complice.
Qui ne se souvient pas des événements de Dianké à l’occasion des renouvellements ensanglantés de l’UPS, des traquenards de Maka Kolibantang, de Loro contre Me Wade, de l’attaque du domicile de Idrissa Seck, des attentats contre des personnalités, des embuscades de Ndiognick contre Macky Sall, des jets pierres de Joal sur le cortège du Président Wade, des échauffourées lors de l’interpellation de Sonko, etc. Rappelons-nous des actes de violence perpétrés sur des militants de l’Apr par des gros bras du candidat du PUR lors de la présidentielle de l’année 2019. Il y eut mort d’homme.
Récemment, une vidéo impliquant des hommes de main qui arrachent des foulards rouges hostiles au président Sall et une autre vidéo où l’on voit les éléments de Bougane poursuivre des manifestants qui scandaient « Macky Macky », sont des preuves incontestables que les « nervis » sont au service de pas mal de leaders politiques et de certaines personnalités de la société civile.
Historiquement, le recours à ces gros bras pour intimider, repousser ou violenter des adversaires politiques fait partie du décor de nos manifestations politiques. Ce n’est plus acceptable dans notre démocratie.
De manière itérative dans les lycées, à l’université et dans les organisations syndicales, des comités de bastonnades ont souvent été constitués pour dissuader les défaillants lors des piquets de grève. C’est ainsi que l’usage de la force privée s’est incrusté dans nos mentalités. Il faut l’en extirper par l’éducation, l’instruction civique et la culture de la paix. L’administration doit affirmer sa neutralité et reprendre les cartes en main pour mettre de l’ordre
Mieux, notre rapport à la démocratie est tellement biaisé que nous avons perdu le sens de l’altérité, nos facultés à accepter l’autre, ses positions, à tolérer l’expression de la différence et la liberté de critique. L’esprit démocratique qui est profondément dynamique, doit être entretenu par un débat permanent. Certes, il se manifeste parfois sur une lisière très fluctuante. Mais, c’est toujours la diversité qui engendre l’unité. L’interdépendance étant la somme des libertés et droits de chacun. Malheureusement, les enjeux de pouvoir ont fini par créer un climat de méfiance entre les acteurs. La fracture devenue béante est lourde de conséquences. Cela transparaît dans la manière conflictuelle avec laquelle les acteurs s’emparent du discours et de l’espace politiques.
D’ailleurs, dans la plupart des partis politiques et des organisations de type syndical, il est désigné un « Responsable chargé de la Sécurité ». C’est celui-ci qui recrute, en cas de besoin, des hommes de main sans qualification particulière ni formation adéquate dans les métiers de gestion de la sécurité des activités privées. Ils les trouvent dans des écuries de lutte, des salles de sport (arts martiaux, body building etc), dans les quartiers chauds ou dans des grottes nichées sur la corniche de Dakar.
Pourtant, au regard des dispositions du décret N°2003- 447 du 18 juin 2003, l’exercice de toute activité privée assimilable à une activité de police pour la surveillance, le gardiennage et l’escorte de biens privés et la protection rapprochée des personnalités, est soumis à une autorisation préalable du ministre de l’Intérieur en application de la loi n° 78-40 du 6 juillet 1978. Aucun politicien ne respecte ce cadre juridique. L’Etat doit appliquer de la réglementation en vigueur avec efficience et de manière non discriminée.
Devons-nous continuer à nous accommoder de cette vacuité de la puissance publique, au risque de compromettre durablement la stabilité du pays et la paix civile? Selon moi, la réponse est évidemment non. En attendant de trouver les voies et moyens d’éradiquer l’anarchie qui règne dans ce secteur, acceptons d’en parler sereinement et objectivement et remettons les choses à l’endroit.
Il ne faut pas se voiler la face; le recours à la violence est érigé en système de règlement des conflits. Tous les leaders politiques, ceux du pouvoir comme ceux de l’opposition, ont recours aux services de ces colosses. Il ne serait pas juste de les appeler « nervis » quand ils travaillent pour l’Apr et « gardes de corps » quand ils sont avec Bougane ou Talibés s’ils accompagnent Kara. Une telle indignation sélective est, à mon avis, inacceptable. Cependant, c’est aux tenants du pouvoir de laisser à l’opposition, « le monopole de l’irresponsabilité » en donnant le bon exemple pour sauvegarder l’image d’un État fort qui concentre ses efforts sur la résolution des problèmes qui nous assaillent.
Afin de dé-privatiser l’espace public et jouer son rôle régalien de sécurisation des personnes et des biens en dehors de toute considération partisane. Impersonnel, l’Etat doit être à équidistance des partis politiques et se mettre au service exclusif du citoyen.
Pour relever ce défi, il est urgent de créer à nouveau les conditions d’un dialogue sincère sur les pré-requis d’une République pour tous et d’une démocratie pluraliste afin de redonner confiance aux acteurs concernés. Il est temps de remodeler la législation qui encadre toutes ces activités totalement illégales dans un contexte de péril multiforme.
En France, les péripéties de l’affaire impliquant Alexandre Benalla et Vincent Crase, deux anciens éléments de la garde rapprochée d’ Emmanuel Macron, alors fraîchement élu à l’Elysée, ont failli précipiter le pays dans une crise politique inattendue. L’opinion publique française n’a pas toléré l’implication de collaborateurs civils du chef de l’Etat dans le maintien de l’ordre et l’interpellation d’un manifestant le 1er mai 2018. C’était le début d’une escalade de scandales impliquant un cabinet privé dans la gestion de la sécurité du Président de la République française. En son temps, les français, dans un esprit républicain, ont dit non avec une rare détermination.
Si ce sursaut national a été facile, c’est aussi parce qu’une presse impartiale avait su jouer un rôle de premier plan dans la mobilisation de l’opinion publique et celle des différents corps de l’Etat français pour que le dispositif législatif et réglementaire en vigueur soit appliqué. Une prise en charge efficace de la crise a pu endiguer le mal et tuer ces dérives dans l’œuf. J’estime que notre élite est à la hauteur d’un tel défi.
A mon avis, au Sénégal, tout démocrate républicain devrait encourager l’assainissement d’un tel secteur avec vigueur et sans discrimination. Pour cela, il faut revoir les textes régissant la profession dans notre pays, d’autant que les hommes politiques ne s’interdisent plus des discours va-t-en-guerre, font dans la surenchère et profèrent des menaces à peine voilées. Naturellement ces postures engendrent toujours un climat de terreur. Pour se prémunir d’éventuels risques supposés, ces irresponsables profitent de la précarité causée par le chômage endémique et l’absence de perspectives pour une jeunesse peu outillée pour l’enrôler. Leur incurie encourage l’émergence de milices privées dont la présence dans l’espace public est une plaie de la démocratie. Ensemble, nous devons refuser cette fatalité que l’histoire récente veut nous imposer. Et c’est aussi ensemble que nous devons désencombrer l’espace public et construire un Etat de droit sur des bases assainies, dans la concorde et la tolérance mutuelle.
Quand bien même, je continue d’assumer mon appartenance à la majorité et le soutien de mon parti à l’action du Président Macky Sall, ce serait peine perdue de me vouloir confiner dans une posture partisane ou dans ces clivages politiciens qui divisent mon pays en deux fractions qui se regardent en ennemis. Ces antagonismes mettent le pays en péril. Nous ne devons pas l’accepter. Au demeurant, ni la violence verbale, ni les quolibets et autres cris d’orfraie encore moins les attaques « ad personam » que l’on constate dans les réseaux sociaux, ne devraient réussir à nous dévier de cette trajectoire. D’avance, rejetons en bloc un tel dessein pour que seule la construction de la convergence des intelligences positives soit le sens de notre engagement au service de la patrie.
Babacar Gaye
Homme politique
Ancien ministre d’État