Sentract – La crise sanitaire de la covid-19 impose de nouveaux modèles pédagogiques. Nous nous sommes donc entretenus avec Karen Fereira-Meyers, spécialiste des formations à distance et du e-learning, sur les enjeux du déploiement du e-learning et des formations à distance dans les pays africains.
Karen Ferreira-Meyers, vous êtes enseignante-chercheure, Associate Professor et Coordinatrice des programmes de linguistique et des langues/lettres modernes, au sein de l’Institut d’enseignement à distance de l’Université d’Eswatini, anciennement connu sous le nom de l’Université du Swaziland. Vous avez, pendant des années, dirigé le département des langues modernes de la même université. À quel moment avez-vous commencé à vous intéresser à la formation à distance et e-learning ?
C’est une question très intéressante car il est vrai que le fait de s’intéresser à des formations à distance et au e-learning ne date pas de si longtemps, de façon générale. A l’université nous avons ouvert un institut d’enseignement à distance en 1994/1995 et l’idée était vraiment de donner une opportunité à ceux et celles qui ne pouvaient pas – pour diverses raisons – suivre des cours « traditionnels », c’est-à-dire pendant la semaine, entre 8h et 18h, dans une salle de classe, entre des murs. Il s’agissait de personnes qui travaillaient, moins jeunes que les étudiants qu’on voyait venir en cours. Très rapidement, cela a changé et de plus en plus de jeunes qui sortaient de l’école secondaire ont vu les avantages de l’enseignement et l’apprentissage à distance. Personnellement, c’est vers l’année 2000 que j’ai commencé à enseigner à l’institut. A ce moment-là c’étaient des cours de français pour débutants (organisés autour des quatre compétences de base : lire, écrire, écouter et parler). Ensuite, nous avons conçu un programme d’apprentissage à distance pour le portugais (qui se parle au Mozambique, un des pays voisins de l’Eswatini).
Il y a donc assez longtemps. Au début, c’est vrai, on (mes collègues et moi) ne savait pas toujours comment s’y prendre, comment faire la différence entre les apprenants en présentiel et ceux qui venaient prendre des cours à distance, mais rapidement on a compris qu’il fallait d’autres méthodes, d’autres techniques. Je suis, depuis jeune, quelqu’un qui aime découvrir de nouvelles choses, qui préfère innover et apprendre. J’ai donc aussi suivi des cours à distance afin de mieux comprendre les défis du côté des apprenants. C’est au moment où j’ai intégré une formation en technologie éducative (Master in Instructional Design and Technologie) que j’ai noté comment on peut s’y prendre afin de faire de l’enseignement/apprentissage à distance et en ligne une expérience agréable, profitable, utile et menant à des résultats sûrs.
Depuis la crise sanitaire de la covid-19, on parle de plus en plus des formations à distance, e-learning et de la « flipped classroom ». Peut-on espérer des résultats « positifs » dans un contexte africain où l’apprentissage à distance demeure encore un luxe pour la plupart des enseignants de l’école primaire et secondaire, voire au niveau universitaire ?
Déjà bien avant la crise sanitaire liée à la pandémie de la Covid-19, les formations à distance et le e-learning existaient, mais ils n’avaient pas toujours bonne réputation. Très (et trop) souvent on leur reprochait d’être de moindre qualité et que les sortants d’un système en ligne n’étaient pas capables de se joindre aux autres dans le monde professionnel. Cette « constatation » n’était presque jamais basée sur des preuves tangibles, mais elle se propageait facilement. La pandémie est venue, soudainement, bousculer les choses : on n’avait plus le choix, les écoles et les universités ont dû se fermer (mesures sanitaires immédiates). Que faire ? Là où dans certains endroits, les ministères de l’éducation ont choisi de ne rien faire (ce que je trouve grave !), dans d’autres pays et régions, la réaction a été plus positive et l’on s’est tourné vers le e-learning, l’enseignement et l’apprentissage en ligne. Cela n’a pas été facile : la plupart des enseignants n’avaient pas été formés et se sont sentis démunis au début, les étudiants et les élèves aussi ont eu (et ont encore) du mal à s’adapter et ont été confrontés à divers problèmes (infrastructure manquante, prix exorbitants au niveau de l’accès à l’internet, incompréhension générale). Ne parlons pas des parents ou de certains responsables d’établissements scolaires et universitaires qui ont longtemps hésité à « prendre le chemin du e-learning ». Il en est de même du concept de la classe renversée, ce qu’on appelle en anglais la « flipped classroom ». Comment expliquer aux jeunes (et moins jeunes) qu’au lieu d’écouter le maître dans la salle de classe, il faut maintenant lire des textes, écouter des experts, chercher des documents, découvrir des théories tout seul et ensuite en parler dans le cours, en discuter avec les pairs, montrer qu’on a appris quelque chose.
J’en viens donc à la partie importante de votre question : quid de l’Afrique ? Eh bien, franchement, je ne pense pas que nous ayons le droit de bloquer l’évolution pédagogique et technologique, de freiner le progrès, d’interdire l’accès aux connaissances de nos citoyens africains. Certainement, il y a des défis (mais si l’on regarde la situation en Europe, en Chine, aux Etats-Unis, de plus près, on voit que là aussi il reste des questions urgentes à régler, là aussi il y a des défis importants, là aussi, on tâtonne, on essaie, on réfléchit et on expérimente), mais les défis existent pour qu’on puisse trouver des solutions. L’enseignement/apprentissage en ligne ne doit pas uniquement se faire par la voie d’un ordinateur portable ; il est possible de travailler avec des téléphones mobiles. Les techniciens, concepteurs, pédagogues, didacticiens africains sont tout à fait capables d’innover, de trouver des solutions « locales », régionales, continentales pour faire face aux défis techniques et technologiques et joindre le pédagogique au technologique. Evidemment, c’est quelque chose de récurrent, d’incessant, on ne s’arrête jamais de résoudre des problèmes, de confronter des défis, surtout pas dans le domaine de l’enseignement/apprentissage lorsque les enseignants se trouvent devant de nouvelles situations, des transformations, des changements sociétaux et environnementaux.
Quel est, selon vous, experte en pédagogie et en e-learning, l’enjeu du déploiement du e-learning dans les circuits et systèmes éducatifs des pays africains ?
L’enseignement/apprentissage en ligne consiste en une utilisation systématique des technologies de l’information et de la communication (TIC) et des multimédia dans le but de fournir une autonomie dans l’accès aux ressources et l’apprentissage. Il s’agit donc de multiples enjeux, généraux puisqu’il s’agit d’éducation de grands groupes, disons même d’énormes groupes composés surtout de jeunes gens (je ne dois pas redire que les jeunes représentent la majorité en Afrique, nous le savons tous et toutes) ainsi que plus spécifiques, car les TICE (TIC en éducation) sont impliquées. Les parties prenantes sont diverses. Les pays africains sont tellement variés, les groupes d’apprenants si diversifiés et il faut en tenir compte lorsqu’on conçoit des programmes scolaires et universitaires. Si l’on compare la situation à l’Australie, par exemple, ou certaines régions éloignées aux Etats-Unis, on sait, on a des preuves que l’enseignement à distance et en ligne a (eu) des résultats visibles.
Lorsqu’on examine les enjeux, il faut essayer d’identifier les aspects positifs, les avantages, les vecteurs de succès mais aussi les obstacles, les désavantages. Certains aspects peuvent être à la fois positifs et négatifs, cela dépend de leur mis en œuvre et de comment ils interagissent avec le système éducatif : le contexte, les éléments socio-économiques et culturels des apprenants et des formateurs ; les innovations, changements et résistances dans la méthode de formation, les lieux et temps de formations. D’autres facteurs visent l’auto-efficacité dans les outils numériques, la qualité des contenus de formation, l’interactivité apprenant /formateur et le climat d’apprentissage.
Le e-learning et la formation à distance ont-ils vraiment amélioré le taux de scolarisation scolaire et postcolaire au Swaziland en particulier, et partant en Afrique du général ?
Il est difficile de répondre à cette question car de nombreux paramètres entrent en jeu lorsqu’on on essaie de déterminer les taux de scolarisation. Il est sûr que l’enseignement et la formation à distance et en ligne ont donné l’opportunité de se former à beaucoup plus de personnes africaines, en général, et Swazis, dans le contexte que je connais le mieux, que les systèmes éducatifs traditionnels où le manque de place, le manque de ressources et d’infrastructures continue à rendre difficile l’accès à un enseignement/apprentissage de qualité.
Comme le note Martial Kadji (https://management-datascience.org/articles/13562/), « Il y a deux ans, une grande enquête du Programme International pour le Suivi des Acquis des élèves (PISA, 2018) alertait déjà sur la faiblesse des dispositifs et de la culture de l’enseignement à distance dans les pays d’Afrique. Dans une analyse des dispositifs d’enseignement à distance pendant l’actuelle crise sanitaire (Covid-19), la Banque Mondiale en s’appuyant sur le rapport PISA 2018 affirme: « si le recours aux plateformes numériques et d’outils technologiques dédiés à l’éducation (EdTech) semble pouvoir minimiser les énormes pertes d’apprentissage, surtout chez les élèves vulnérables, il risque dans le même temps de creuser encore davantage les inégalités » (Banque Mondiale, 2020).
L’enseignement à distance sur les différentes plateformes de votre institution est-il toujours un succès ? Si non, quelles sont les difficultés rencontrées ?
En Eswatini, à l’université d’Eswatini, nous utilisons Moodle comme plateforme de gestion de l’apprentissage (« Learning Management System »). En soi, cette plateforme libre (« open source ») constitue un excellent environnement éducationnel : plusieurs formes d’interaction sont possibles (forum, chat, Zoom, BigBlueButton, audio, video, …) et on peut y partager différentes ressources (texte, audio, video, images, livres, liens, …). Il est donc tout à fait possible de proposer des parcours d’apprentissage innovants, créatifs, interactifs, qui offrent aux apprenants des moyens d’acquérir des compétences utiles et nécessaires.
En plus de cet environnement préétabli, les enseignants et les apprenants interagissent aussi par mèl, sur WhatsApp, à travers Google Classroom ou Teams, etc.
Néanmoins, nous avons vu que plusieurs difficultés se sont posé aux enseignants et aux apprenants. Dans la panoplie des difficultés d’ordre pédagogiques, technologiques, infrastructurelles, au niveau de la gestion, de l’interaction, de la communication, notons les suivantes : ressources et outils désuets ou manquants (ordinateurs fixes et/ou mobiles, téléphones intelligents, tablettes, etc.), faible participation des étudiants, bande passante limitée, connaissances et compétences en e-learning peu approfondies de la part des enseignants mais aussi des apprenants.
Avec la crise sanitaire de la Covid-19, le e-learning et la formation à distance sont des pratiques éducatives incontournables. Quelles sont les mécanismes que vous mettez en place pour davantage améliorer la pratique du e-learning dans des espaces sociaux et éducatifs où les enseignants et les étudiants ont encore des difficultés à se servir de l’outil informatique ?
Depuis plusieurs années, nous offrons (l’Institut d’enseignement/apprentissage à distance et, plus récemment, le Centre d’excellence en matière d’enseignement et d’apprentissage) des formations aux enseignants : deux cours en ligne sur la conception d’un cours mixte et/ou en ligne (un plus théorique, l’autre plus pratique), des webinaires (thématiques variées : l’animation en ligne, l’évaluation authentique et en ligne, comment élaborer en cours sur Moodle, etc.), des assistances plus personnalisées, individuelles (en présentiel ou en ligne). Les cours en ligne ont déjà été offerts deux fois (en 2020 et en 2021), les webinaires se font au moins une fois par mois (parfois même deux fois), les aides individuelles dès qu’un besoin se ressent.
Vos recherches portent aussi sur la littérature africaine. Quel est votre point de vue sur le déploiement croissant de la littérature numérique dans le marché du livre africain ?
Oui, cela me fait plaisir que vous touchiez aussi à cet angle de mes recherches et pratiques critiques. Je publie des chroniques littéraires en ligne (http://chroniqueslitterairesafricaines.com/) avec beaucoup de collègues lecteurs, universitaires ou non africains mais aussi venus d’ailleurs. A mon avis, le numérique offre pas mal d’avantages dans le domaine de la littérature aussi : certains lecteurs lisent en ligne (sur Kindle, par exemple, ou d’autres liseuses), certains auteur(e)s écrivent en ligne, (se) publient en ligne, les prix de vente des livres numérique sont généralement moins élevés que ceux des livres en papier. La tendance de ces pratiques semble être à la hausse. Il suffit de consulter l’internet pour voir combien de nouvelles maisons d’édition numérique s’établissent sur le continent africain. Les exemples de Bibook (éditeur numérique africain qui permet de télécharger et de lire des livres numériques sur son téléphone ou sa tablette ; l’application a été développée au Mali), les Editions Diasporas Noires ou encore des NENA (les Nouvelles éditions numériques africaines, basées au Sénégal depuis 2008) sont intéressants car ils rendent aussi possible l’auto-édition.
Il reste, bien sûr, là aussi des défis. Les auteurs ont une certaine méfiance par rapport au numérique car les droits d’auteur liés au livre numérique ne sont pas souvent encadrés. Nous savons aussi que, dans la plupart des pays africains, il n’existe pas encore de dispositions juridiques qui organisent le livre numérique. Comme l’observe Saliou Lo (1 juin 2020, https://mondedulivre.hypotheses.org/8131): « En plus de cette réticence des principaux acteurs du livre, les pays africains francophones ne disposent pas des infrastructures nécessaires pour bien promouvoir l’édition numérique. Le taux d’équipement des outils de lecture numérique tels que les liseuses et tablettes est encore faible. L’insuffisance de l’approvisionnement en électricité est aussi un facteur qui ralentit le développement de l’édition numérique et nourrit les inquiétudes aussi bien de l’éditeur que du lecteur. Les coupures d’électricité sont très fréquentes et n’encouragent pas le lecteur à se procurer un livre numérique. Dans les régions plus reculées, notamment en milieu rural, les choses sont plus graves, car se pose la question de l’accès à l’électricité. » Ce sont tous des facteurs qui enfreignent la diffusion de la littérature numérique.
En guise de conclusion, je dirai quand même que le numérique offre des perspectives positives à l’Afrique, qu’il s’agisse d’enseignement/apprentissage ou de publication/diffusion littéraire. Nous avons de beaux jours devant nous, il me semble.
Karen Ferreira Meyers, nous vous remercions.
Baltazar Atangana Noah
Critique littéraire
noahatango@yahoo.ca
Sentract
Les commentaires sont fermés.