[Note de lecture] « Colorant Félix » de Destin AKPO, un roman au ton libre et décomplexé (par Grégoire FOLLY)

Sentract – Je me permets de commencer avec un proverbe africain (et vous saurez pourquoi tout à l’heure) :

« Lorsque la mémoire va ramasser du bois mort, elle rapporte le fagot qui lui plaît. »

Cette sagesse populaire signifie que la transmission orale ne retient que les événements relatifs à la vie sociale en cours ; un fait passé dont une société ne peut plus tirer de conclusions pour le présent est vite oublié. Voilà pourquoi je trouve que Destin nous a ramené non seulement le fagot qui lui plaît, mais le bon fagot, le fagot qui plaît tout simplement, avec Colorant Félix. 

 

Mais la question qui brûle automatiquement les lèvres quand on pose le regard sur ce titre énigmatique, c’est : qui est Colorant Félix ? On comprend très vite en ouvrant les premières pages que c’est un personnage insaisissable, un ami qui rend visite à toute ta famille sans que tu ne le saches, et bouleverse même les relations entre les membres de cette famille. Ce qui donne le ton dans ce roman, vous l’aurez peut-être deviné, c’est l’actualité sanitaire –  toujours brûlante – de covid. Mais, chers amis, miracle : on est vite pris au piège de penser qu’on a affaire ici à un simple récit de confinement : en effet, l’intrigue ou le refus de l’intrigue fonctionne selon la logique qu’ on ne peut bâtir une civilisation plus humaine et plus viable que lorsqu’on a construit et entretenu dans l’Homme, je précise Homme, grand H, le respect sacré de certains principes essentiels que sont la dignité, la sauvegarde du patrimoine commun , environnemental…

Mais ce fil d’Ariane savamment tissé n’aurait pas un écho significatif si l’auteur n’avait pas entrepris de lui faire goûter les heures rouges de l’histoire nationale et/ou locale parfois oubliées à dessein dans les livres d’histoire, les pans entiers de l’histoire assez méconnue des illusions imposées par la colonisation à nos populations et les heurts qui en sont issus avec certains illustres résistants, la page de l’histoire souvent pliée sur le retour aux origines de certains Afro-américains comme Mickaël Jackson…Les péripéties se multiplient, évoluent comme si l’intention du roman était de les coaliser contre un ennemi commun : Coronavirus, pardon Colorant Félix. Mais, au fond, que peut faire un ennemi commun devant la grandeur légendaire de Sodabi, celle qui sort « du Dékpomè pur, du Kangni-kangni oridjidji, jamais les trucs de Sobradja (Société des Brasseries Adja) » (p.27)  ? Que faire d’un ennemi commun dont on dit qu’il sème la terreur sur tous les visages, décime sans raison des milliers de personnes et effraie même les grandes puissances de ce monde ? Que faire d’un ennemi commun qui n’a d’autre force que d’être invisible dans un village comme Kpétékpa, où les anciens savent faire honneur à leurs ancêtres et dame-jeannes, et où pour tout dire, la parole est aussi active que le fusil ? Il faut conjurer le mal dont tout le monde parle, sous l’arbre à palabres, à l’aune de l’histoire, de l’Histoire grand H, de l’« Histoire de la vérité », et instaurer l’équilibre souhaité en combattant le bataillon de vices qui fait la guerre aux vertus des hommes.

Et c’est Ahouangan Toupkosso, un peu comme un Verre cassé d’Alain Mabanckou, qui tisse ici la verve coutumière des palabres et devient le personnage-comptoir qui enregistre ses tribulations conjugales et autres commérages héroï-comiques, mais aussi ceux des autres personnages aussi anciens que lui : des légendes éparses de certains rois de l’histoire de Danxomè sont exposées avec un ton, variable, tantôt grave, tantôt badin,  des griefs bien emballés dans des proverbes contre la métamorphose de l’Afrique en zone de non-droit ( où faussaires occidentaux et asiatiques viennent faire leurs travées politico-économiques) sont formulés. Si, par endroits, on peut rencontrer des dialogues et des anecdotes, des contes qui sont de véritables scènes faisant penser parfois au théâtre et aux scènes de rue, c’est pour mieux faire passer les dividendes contre les pièges d’une langue traîtresse comme le français, contre les assassins du sexe de la vie, contre l’immoralité et le parasitisme de certains intellectuels africains ou non, contre aussi la mal-vie d’un pendant de société à travers cette aphasie morale et les déviances sexuelles qui y sont tolérées, contre les effets de la mode à tout crin et le féminisme radical qui tend à tout coloniser de nos jours…

Mais ce jeu de palabre ne serait pas aussi palpitant si les personnages conteurs n’exécutaient pas l’hymne à la sagesse ancestrale, l’hymne  à l’alcool. Dans ce roman, l’alcool y est célébré pour son rôle social : il arrache les malheureux éclopés à leur misère, crée pour eux un univers de bonheur et de gloire. Que ne feraient-ils pas, une ode à la gloire de l’alcool si d’aventure ils devenaient poètes ou chanteurs ?! Mais, à la vérité, ils incarnent tout cela à la fois, chanteurs et poètes, puisque des chants sont exécutés en l’honneur de l’alcool, des noms-poèmes sont créés et attribués à Sodabi, devenu personnage aussi enivrant et savoureux que les anecdotes que content ses adeptes et les noms qui constituent de véritables prétextes, pourvus d’une signification dense.

Quand vous finissez de lire ce roman…

Un point digne d’intérêt qui vous frappe l’esprit, reste l’intrigue. Ou le refus d’intrigue ? En tout cas, à l’examen, le foisonnement et l’imbrication des micro-récits font sentir la passion de l’auteur pour l’anecdotique et montrent du coup que « le monde est un nœud de possibilités et que l’œuvre d’art doit en tenir compte » pour paraphraser l’Italien Umberto Eco. En fait, la part du legs béninois et/ou africain est incontestable dans ce roman : les nombreuses altérations linguistiques déjà à commencer par le titre Colorant Félix qui sont des clins d’œil à des noms, à des couleurs locales, à des événements dans le monde entier. Les noms archétypes (Akotoé, Alikpa) et les noms-forces (Dah Zèguèzougou, Somahuhwévidotomè,) en vogue dans l’aire culturelle des micro-récits sont de nature à renforcer la trame et à explorer ( ou exploser ?) les référents géographiques. Ici, on découvre un roman au ton libre et décomplexé, où  les couleurs locales et les interférences foisonnent, où surtout l’écriture – ou devrais-je dire la transcription –  du parler populaire béninois et les nombreuses recherches harmoniques entre les mots, entre les phrases, nous font goûter à l’humour décapant et à la gouaille inventive d’un romancier à l’art exquis de conteur. Remarquez aussi le double caractère de ces sentences proverbiales qui ne manquent ni d’esprit ni d’à-propos, bref de ces ‘’comprimés’’ de sagesse africaine qui travaillent à prémunir l’individu contre les excès dans ses contacts sociaux, et orienter sa vie dans le sens du bien commun.

N’ayant nullement la prétention d’être Rabelais qui s’adresse à « ses amis lecteurs » et « buveurs illustres », je vous convie quand même, chers amis, à rompre l’os et sucer la substantifique moelle que cache Destin Akpo de par ces symboles pythagoriques, ces nombreux clins d’œil à nos habitudes alimentaires et écologiques, de par ce régal composite d’histoire et de culture, avec le ferme espoir de devenir avisés et vertueux au gré de cette lecture : en tout cas, vous y trouverez un goût plus subtil et une philosophie plus cachée qui vous révélera de très hauts arcanes et d’horrifiques mystères, tant pour ce qui concerne notre mémoire culturelle orale que  pour ce qui est de la conjoncture politique et de la gestation des affaires.

 

Grégoire FOLLY, professeur de français dans les lycées et collèges du Bénin

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