SENtract – Ecrivaine et cinéaste, Khady Sylla a eu une vie mouvementée, faite de grands espoirs et de tragédies de l’infortune. Un ange aux prises avec ses démons. Retour sur la trajectoire d’un esprit libre.
Cheveux courts, sourire angélique, regard perçant, charisme engageant, visage pictural. Elle ne passe pas inaperçue dans les couloirs de Vanvo malgré son jeune âge. L’adolescente en impose, par une simplicité et une grâce naturelles, qui soulignent davantage son engagement précoce dans la vie du lycée. Le lycée Van Vollenhoven, du nom de ce bref gouverneur de l’AOF, est un des temples dakarois du savoir, de ceux qui ont vu éclore nombre de talents nationaux, et sous-régionaux. Dans les années 60, il abrite une jeune élite et se fait caisse de résonance de l’activisme qui s’empare du pays. Un vent de fraicheur dégrise l’humeur nationale, les idées marxistes foisonnent et séduisent. La jeunesse des lycées est à la pointe des nouveaux combats politiques, notamment partie prenante de la grève générale de 68 qui embrase le pays.
Vanvo et Janson-de-Sailly, berceaux d’un engagement
Khady Sylla y entre une bonne dizaine d’années plus tard, elle sera une héritière de cette période faste. Profil en vue, militante dans les associations du lycée, toujours sur le pont à l’affût des AG, la bonne élève, férue de philosophie dont elle collectionne les tableaux d’honneur, a une allure de favorite. Protégée de la terrible et inénarrable madame Kodjo, professeur excentrique de philosophie et épouse de l’éminent Edem Kodjo, la jeune élève se distingue particulièrement et manifeste un goût prononcé pour la liberté. Quels rêves peuplent alors la tête de cette jeune fille, qui marque et séduit presqu’unanimement ceux qu’elle rencontre ? La culture large de cette grande lectrice, qui voit aussi le cinéma s’épanouir dans la capitale avec l’ouverture et la vie des premières salles de projections, lui ouvre le champ des possibles.
C’est à Janson-de-Sailly, prépa prestigieuse de Paris, tout juste moins courue qu’Henri IV ou Louis-le-Grand, qu’elle prend ses quartiers en hypokhâgne à l’automne 1981. Récompense de l’élite scolaire sénégalaise qui y est envoyée avec de grands espoirs, la prépa en France a ses mythes. De Senghor à Bachir Diagne, c’est une fabrique de la crème nationale, avec ses splendeurs et ses misères, ses tragédies et ses mirages, ses solitudes aussi. L’aube des promesses. La gloire s’y esquisse comme l’anonymat pourtant. Dans cette loterie à plusieurs inconnues, les nouveaux impétrants ont le temps de l’insouciance et du rêve.
Dans la compétition humaine
Khady Sylla y débarque, jeune, candide, dynamique, avec dans ses bagages de solides acquis. Au sein de l’établissement sis rue de la Pompe, dans le 16e arrondissement parisien, il faut côtoyer les forts en thème et autres cracks d’extraction bourgeoise, et se soumettre au régime drastique de cette usine à produire les meilleurs. D’autant plus compliqué que la jeune fille change d’environnement, découvre un pays, et est sans attache.
La sénégalaise est toutefois chanceuse, elle fait très vite la rencontre d’une camarade, venue du Sud de la France, qui deviendra une amie, Anne Villacèque. Les deux camarades habitent au foyer des lycéennes de la rue du docteur Blanche où toutes les filles des classes préparatoires parisiennes faisaient leur internat : elles sont environ 500. Elles découvrent ensemble la coloration monochrome de cet environnement. Anne Villacèque se souvient avec précision de cette classe, berceau français de son amie : « ce qui frappait au premier abord, ce n’était pas tant son élitisme intellectuel que sa composition sociale : il y avait là beaucoup d’élèves qui habitaient le quartier, et ce quartier, c’était le 16ème arrondissement de Paris, un arrondissement très chic, avec des élèves qui venaient de familles aisées ou même très aisées, et pour la plupart d’un milieu bourgeois traditionnel et catholique. » Mais Khady Sylla a de la ressource pour tenir la comparaison sur ce qui compte : les études.
Les prémisses d’une solitude, une souffrance silencieuse
L’arrachement, la solitude, le rythme frénétique ne lui font pas peur. D’autant que sa culture est là, présente, multiple : fine connaissance de la politique, des forces en présence, intérêt pour le cinéma, amour des livres. Elle fait bonne impression, participe en classe, prend la parole. Sans doute les AG de Vanvo, sa curiosité intellectuelle, lui ont déjà donné un certain aplomb, de l’expérience et une certaine assurance. Elle tient le rang dans cette compétition feutrée de la prépa, se remémore encore Anne Villacèque : « je crois sincèrement que le niveau de Khady était bien supérieur à la plupart de celui des autres élèves de cette classe : elle avait déjà une culture philosophique et littéraire très solide. Il me semblait qu’elle avait déjà tout lu ! Qu’il s’agisse de Nietzsche, de Platon, ou de Spinoza, elle voyait toujours très bien de quoi il retournait. Et au début de l’année, je m’en souviens, elle prenait volontiers la parole en classe, sans aucune timidité. C’était plutôt les autres qui ramaient »
Pendant deux ans, la jeune Khady Sylla, sous la protection de Monsieur Renou, professeur « post-soixante-huitard avec des idées de gauche et un comportement attentif et courtois » qui l’encourage, est pleine de promesse. La voie des brillantes études s’ouvre pour elle : elle a en ligne de mire la prestigieuse Ecole Normale Supérieure. Mais la discipline militaire qu’exige ce parcours, la compétition féroce pour les places, l’usent. Même si elle fait face avec honneur, dans ce panier de crabes, elle doit endurer une souffrance supplémentaire, silencieuse : la solitude, le manque de sa famille. Père enseignant, mère dans le monde du cinéma, c’est en mars 63 que Khady Sylla voit le jour. Le bain familial lui permet vite de côtoyer les livres mais aussi les films, via la mère, monteuse. Elle grandit dans une famille aimante et très vite s’émancipe, librement et sans tapages, des conventions traditionnelles de la société sénégalaise. L’ancrage familial est pour elle important, et ce manque la mine. Donnée commune de l’exil, elle est pourtant plus lourde sur les épaules fragiles de ces profils brillants, sur qui pèsent des attentes démesurées, et qui vivent l’angoisse de décevoir. Sous la carapace, sa sensibilité est pourtant là, souffrance tue, qu’Anne Villacèque ne découvrira que plus tard. « L’isolement prolongé par rapport à sa famille et à son pays a été très difficile à supporter pour elle. Elle était très jeune, c’était la première fois qu’elle s’en allait loin de chez elle, et sa mère en particulier lui a beaucoup manqué. Et puis, la société française, l’individualisme forcené qui y régnait, la dureté des rapports humains, tout ça elle ne l’a pas supporté. »
Sortie de prépa et début d’une période incertaine
A la sortie de cette prépa, elle s’inscrit finalement en licence de philosophie. Période tantôt faste, tantôt sombre, son compagnon d’alors, Lamine Badian Kouyaté, se souvient de leurs galères, entre Strasbourg et Paris. Fils du grand écrivain malien Seydou Badian Kouyaté, il a rencontré Khady Sylla sur les bancs de Vanvo. Ils vivotent dans la vie de bohême des milieux artistiques de la capitale, sans le sou, avec des rêves grondants. Khady Sylla tombe enceinte. C’est l’entrée d’un tunnel de fragilité, d’incertitude. La maternité, ses contraintes, deviennent la trajectoire de cette jeune fille qui voit déjà les grandes promesses entre aperçues s’enténébrer sur son horizon. Si l’amour pour son fils contrebalance cette situation, la jeune femme doit faire face à ce qui deviendra la longue ambiguïté de sa vie. Cette perpétuelle dualité qui la suit entre des ressources certaines, des aptitudes au-dessus de la moyenne et la réalité des entraves, des écueils, créent les conditions d’une insatisfaction chronique et désarmante qui entamera sérieusement sa psychologie. Lamine Badian Kouyaté se souvient « d’un esprit libre dans un carcan ». Toute l’ambition, l’appétit de découverte mais aussi de conquête de la jeune femme doivent affronter cette providence hostile. La fragilité de cette condition mine ses rêves.
Pour cette fille à la culture vaste et éclectique, qui navigue de registre en registre, la littérature est un refuge, et ses mentors des boussoles. Elle voue un culte à l’argentin Borges. Aime l’œuvre naissante du congolais Sony Labou Tansi. L’écriture s’esquisse comme la voix naturelle, celle pour laquelle, elle semble faite, celle pour laquelle elle a nourri un rêve continu. Elle fait par la suite une rencontre décisive, qui marquera un tournant dans sa vie personnelle et professionnelle. « Pendant quelques années, les dernières qu’elle a passées à Paris, Khady a vécu aux côtés d’un photographe de presse français qui avait vraiment compris sa valeur littéraire, Stéphane Weber. Ce photographe avait aussi une vraie connaissance de l’Afrique et du Sénégal, et il l’a encouragée à écrire sans qu’elle ait le souci permanent de trouver de l’argent. C’est comme ça qu’elle a pu terminer le « Jeu de la Mer ». » se souvient Anne Villacèque.
Le Jeu de la mer, l’entrée en littérature
En 92, dans la collection Encres Noires des éditions l’Harmattan, parait cet ouvrage. On y note toute la pratique littéraire, un style riche, enjoué et porté sur le détail. De généreuses, pointues et belles descriptions, et un symbolisme à travers la mer, miroir, mythe fondateur légendaire, échappée, source d’équations irrésolues. Elle y agglomère toutes ses passions, le journalisme, le féminisme, et donne à voir dans cette saga, cette enquête, une palette, autour de Assane, un personnage central chargé d’élucider le mystère. Ainsi, page 154 : « Simplement, il se tint face à la mer. La braise s’était emparée de la totalité des flots. Les écailles d’or du crépuscule coulaient sur la face des eaux. Ce vide abyssal, paré de sa plus belle peau du soir, répercutait ses pensées. L’écheveau du doute s’était défait, avait cédé la place à la ligne droite et brève de la vérité. Ce qu’il venait de découvrir le ramenait vers son passé. La mer et le ciel embrasés se mettaient à ressembler à ce territoire intérieur, illuminé par une nouvelle et violente émotion. Il tourna le dos aux deux déserts éternels, reprit l’allée cernée de fleurs. »
Reçu timidement, Le Jeu de la Mer ne permet pas de vaincre le signe indien de l’infortune. Le texte séduit pourtant des professionnels du milieu littéraire, par sa force, ses images, son potentiel. Son texte est au cœur d’une querelle, elle est pressentie pour être primée, mais Khady, avec son inexpérience, suscite les moqueries et les jalousies. Dont celle d’un monstre comme Ousmane Sembène qui n’est pas avare en mots durs sur elle. L’épisode va la meurtrir. Elle décide peu après, en 94, de rentrer au Sénégal. Vivant désormais entre le Sénégal et la France, elle continue son errance. Son livre attire l’attention de Jean Rouch, grand cinéaste et lecteur attentif. Il est séduit, et ils envisagent ensemble de le mettre en image. Au gré des rencontres, elle se fera de nombreux contacts plus ou moins proches dans ce monde du 7ème art. Anne Villacèque se souvient bien de cette période, elle qui continuera malgré le temps qui passe à garder une complicité et des liens forts avec Khady Silla : « j’ai le souvenir de sa rencontre avec Alain Cuny, un acteur presque mythique en France, et qui était déjà alors très âgé. Il avait une sorte de vénération pour Khady. » Si l’écriture, son rêve premier, ne l’a pas conduite à la reconnaissance franche, et si sa situation reste précaire, ces retours et ces discussions aiguisent son appétit cinématographique. Elle se lance ainsi en tant que réalisatrice, et en 1999 puis en 2005, sortent dans les salles obscures Colobane express, ensuite Une fenêtre ouverte.
Le bref salut du cinéma avant la plongée
Le premier film est remarqué, salué. On y sent les aptitudes qu’elle avait démontrées dans son travail littéraire, un regard, une vision du monde, un sens du détail, une esthétique. Ousmane Ndiaye, journaliste et grand admirateur de son travail, évoque son œuvre cinématographique marquante : « le cinéma de Khady Sylla m’a bouleversé en 2005 avec « Une fenêtre ouverte ». C’est une parole puissante et touchante car profonde, simple, dépouillée d’artifice. Nulle posture chez la réalisatrice ! J’ai l’impression que dans chaque plan, chaque séquence, elle met en scène, en jeu, non pas des vies, un réel mais sa propre sa vie. C’est une mise à nu, de soi d’abord, courageuse et juste. Jamais nombriliste car elle n’est que prétexte pour parler des autres, de sa société… Dans ses documentaires, elle s’affranchit, avec bonheur doublement : d’abord des tabous de sa société, ensuite du formatage esthétique et artistique. Rien de corseter, ni de formater dans son geste cinématographique. J’espère que son travail sera vu ou revu. » Même admiration chez Rama Thiaw, cinéaste qui a bien connu Khady Sylla : « Khady Sylla avait une manière de filmer qui lui était propre, singulière et poétique. Inclassable et iconoclaste. Lorsqu’on évoque le travail de Khady de « Colobane Express », avec la vitalité d’une ville toujours en mouvement, de car rapide en car rapide. On y voit le fruit de beaucoup d’humour, car Khady aimait rire, non pas au dépend mais toujours avec… Avec une certaine tendresse, car elle en avait également pour les laissés-pour contre, pour les gens du Peuple, pour ceux que Djibril, l’un de ses mentors, surnommait avec cœur « les petites gens » ». Dans ses nombreuses quêtes, Khady Sylla aura aussi eu des amies chères, comme Aminata Sophie Dieye, Ken Bugul, deux écrivaines d’une certaine école de la liberté. Comme l’évidence d’un esprit de camarades à l’assaut des carcans d’une société figée.
Au milieu des tumultes, de la reconnaissance qui s’est jouée d’elle, de la solitude, des ennemis plus forts qu’elle, Khady Silla a tracé sa route tant bien que mal. Vers la fin de sa vie, ses troubles psychologiques l’ont davantage affaiblie et accablée. Elle qui avait encore des projets à venir, a dû se battre contre la maladie mentale, jusqu’à y rendre son dernier souffle en 2013. Une fin douce-amère sur la même tonalité qu’aura été sa vie, faite de clair-obscur et d’hésitation. Son œuvre et son parcours gardent cet écho des voix qui s’éloignent, tant le goût d’inachevé et le sentiment d’injustice persistent. Trace des souffrances de cet esprit brillant, bâillonné par les circonstances, qui endolorissent plus encore ceux qui l’ont connue. Autant d’ombres qui, jetées sur le parcours de sa vie, ont éteint sa voix sans jamais la faire taire.
Elgas, écrivain et journaliste (elgas.mc@gmail.com)