SENtract – Elles commencent leurs journées quand beaucoup reviennent du travail. Elles sont vendeuses de couscous, de sandwichs, de bouillie de mil… Ces dames ont choisi de faire vivre l’économie nocturne, en bravant l’insécurité, les rigueurs du climat, le confort au prix de faibles revenus.
18 h passées de quelques minutes aux alentours de l’église Saint-Paul de Grand-Yoff. Un pousse-pousse décharge des bagages dans un coin de la rue. Dans les colis, se distinguent des ustensiles de cuisine et des provisions, sous le regard vigilant de Yaye Awa. La dame est vendeuse de sandwichs et vit cette routine depuis 27 ans. Seulement, en cette période finissante du mois de février où Dakar affiche les 18 degrés, les choses ne semblent pas simples pour cette veuve. Emmitouflée dans une tenue traditionnelle avec un pullover noire en dessous, elle tente tant bien que mal de tenir, face à la rigueur du climat.
Ses charges familiales ne lui en laissent pas le choix. ‘’J’ai des enfants à qui je dois gérer la scolarité. Ils ont perdu très tôt leur père et je ne peux me reposer sur personne pour leur prise en charge’’, indique Yaye Awa. Elle commence tous les jours son activité à cette heure avant de regagner tard son domicile. ’’Je suis là à partir de 18 h et il arrive que je travaille jusqu’à 3 h ou 4 h du matin. Et au cours de la journée, je prépare les mets à vendre le soir. Je commence à fonctionner à partir de 11 h, tous les matins’’, explique-t-elle.
Comme Yaye Awa, beaucoup de femmes ont choisi la nuit pour exercer leurs activités et faire tourner la petite économie. Loin des bureaux climatisés ou des grands magasins luxueux, elles participent, à leur manière, au développement de la société et à l’épanouissement de leurs familles respectives. En ces moments de conjoncture où beaucoup peinent à assurer les trois repas quotidiens, ces dames ont eu l’intelligence d’exploiter cela en offrant des dîners chauds à moindre coût.
Toutefois, elles semblent être oubliées par les bailleurs et autres investisseurs. En effet, elles bénéficient rarement, pour ne pas dire jamais de financements ou de soutiens. N’ayant pas, pour la plupart, fait des études, elles ne savent pas par quels moyens contracter des crédits pour développer leurs activités. Celles qui sont informées ont parfois peur de contracter des prêts, à cause des taux d’intérêt jugés exorbitants. Yaye Awa explique, à cet effet, que les intérêts qui leur sont imposés sur ces financements sont insoutenables, ce qui fait qu’elle préfère se débrouiller avec ses propres moyens.
Problématique des financements
Une posture qu’elle partage avec Fatou Kiné, vendeuse de couscous à une intersection, non loin du marché de Grand-Yoff. Elle avoue aussi n’avoir jamais reçu de financement ou une quelconque proposition allant dans ce sens. À quelques minutes de 19 h, la dame, qui vient juste d’arriver sur son lieu de travail, défait ses bagages pour servir ses premiers clients. Son couscous est encore tout chaud. De la petite fumée se dégage de la grande bassine en plastique dans laquelle elle l’a stocké. Fatou Kiné est dans ce commerce depuis cinq ans. Elle tient en même temps un restaurant qui roule jusqu’à 17 h. ’’Nous sommes là tous les jours jusqu’à 00 h, en temps de fraîcheur, alors qu’en période de canicule, on peut aller jusqu’à 1 h du matin’’, informe la jeune mère de famille.
Durant ce dernier week-end qui précède le début du carême chrétien (NDLR : le reportage est réalisé quelques jours avant le début du carême) à Grand-Yoff, des parents se ruent vers les vendeurs de déguisements et autres accessoires pour la célébration de la fête du Mardi Gras. Les allées du marché sont fortement fréquentées ; plus denses que d’habitude. En plus de l’animation assurée par la sonorisation des baffles des commerçants, les moteurs et klaxons des véhicules y ajoutent une touche de charivari. Loin de ce vacarme, Maïmouna et Coumba sont tranquillement installées devant des seaux en plastique rempli de bouillie de mil. La soirée avance ; bientôt 21 h passées et les clients viennent à compte-gouttes, en cette soirée du samedi. Ce soir, la clientèle préfère peut-être les restaurants.
Maïmouna reconnait avoir bénéficié une fois d’un financement de 250 000 F CFA, en 15 ans d’activité. Une somme qu’elle a pu rembourser, mais n’est pas très sûre de vouloir renouveler l’expérience. ‘’Je rechigne à prendre un nouveau prêt, malgré les nombreuses relances du bailleur, parce que les choses ne marchent plus comme avant. Il faut dire qu’on a des promesses de financement qui peinent à être concrétisées’’, dit-elle, tout en se levant de son siège pour servir un client.
Maïmouna indique, en outre, que le prêt lui avait permis de fructifier son fonds et de faire avancer ses activités. ’’Mon financement m’avait permis d’acheter une quantité importante de mil dans mon village natal. Une partie a servi à faire de la bouille pour mon commerce, tandis que j’ai revendu l’autre partie. J’ai pu verser l’argent à temps, tous les deux mois, comme c’était prévu’’, renseigne-t-elle avec fierté.
Avec ces années passées dans ces différents secteurs, il serait judicieux de se demander si nos interlocutrices ont pensé à faire des économies ou des réalisations, afin d’agrandir leur commerce. A ce sujet, Fatou, vendeuse de friandises et autres fruits saisonniers, explique qu’elle n’a pas pu réaliser quelque chose depuis bientôt 20 ans qu’elle tient son commerce. La mère de cinq enfants fait savoir que ses recettes journalières sont divisées en trois parties. Une, dit-elle est réinvestie dans son commerce, l’autre dans les dépenses quotidiennes et le reste est réservé aux tontines et, à terme, cet argent va servir à prendre en charge la famille. ’’Grâce à mon activité, j’arrive à subvenir à mes besoins et à ceux de ma famille. J’ai été trop tôt orpheline de mère et mon père, qui est finalement décédé aussi, était trop vieux ; le travail était ma voie de salut pour tenir. Je le fais depuis que je suis toute jeune. Je me dis que mon commerce n’est pas assez rentable pour me permettre d’épargner’’, se résigne-t-elle.
Pour Yaye Awa, sa plus grande réalisation avec son commerce est d’avoir assuré l’éducation de ses enfants. Elle a pu les soutenir jusqu’à l’université. ’’J’ai toujours payé leur scolarité. L’un a préféré malheureusement tout abandonner en classe de terminale pour travailler dans la maçonnerie. Il voulait à tout prix me venir en aide. J’ai également perdu mes parents. Donc, je devais aussi prendre en charge mes jeunes frères et tous se fait grâce à cette activité. Quand j’y pense, je n’éprouve aucun regret. Je me dis qu’un jour, les enfants réussiront et ce sera la fin de mon supplice’’, espère-t-elle tout en commençant à désosser son poulet rôti.
Maïmouna, debout, derrière sa table de fortune pour gérer le flux de clients, est d’avis qu’il est simplement impossible d’épargner, dans leur situation. Cela s’explique par les nombreuses obligations familiales et sociales qui font que ce qu’elles gagnent leur suffit à peine. ’’Quand on est marié, on a beaucoup d’obligations. Il faut soutenir le mari et s’occuper de son foyer. Notre argent rentre dans les dépenses familiales. Nous n’avons même pas la possibilité d’épargner. Il arrive que nos recettes ne nous servent qu’à acheter quelques kilogrammes de mil pour assurer la vente du lendemain. Il est très difficile de réaliser des bénéfices, dans ces conditions. Ce travail à lui seul ne nous permet pas de nous en sortir. L’idéal serait d’avoir d’autres activités à côté’’, pense-t-elle.
Ce que semble d’ailleurs bien comprendre Fatou Kiné. La vendeuse de couscous qui allie cette activité à la gestion d’un restaurant a fini par avoir une longueur d’avance sur les autres. En seulement cinq ans dans le milieu, cette veuve a aujourd’hui construit un toit pour ses enfants dans la commune de Yeumbeul (banlieue dakaroise).
’’Aujourd’hui, je peux rendre grâce à Dieu. Avec ce travail, j’ai construit une maison pour mes enfants et ils y logent. Je prends en charge leur scolarité et toutes les autres dépenses familiales qui incombent à un chef de famille. J’avoue que je n’ai pas de répit entre les journées au restaurant et le reste du temps ici. Je sors de chez moi le matin à 8 h pour ne revenir qu’aux environs de 1 h du matin. J’ai tout le temps mal à la tête et à l’hôpital, on m’a dit que c’est à cause du manque de sommeil’’, dit-elle.
En effet, les soucis de santé ne manquent pas chez ces femmes qui bravent quotidiennement le vent et ce climat froid de la nuit à la recherche de gains. Yaye Awa, elle, ressent des douleurs articulaires, car en plus du climat, les choses s’aggravent avec l’âge. ’’Il m’arrive de dormir sur mon commerce et ce sont les clients qui me tirent de mon sommeil. Vous voyez comment j’ai vieilli avec mes cheveux blancs, alors que mon âge n’est pas si avancé que ça’’, raille-t-elle.
’’Il arrive que des gens se baladent avec des machettes ici’’
En plus des questions de santé, ces dames devront également faire face à l’aspect sécuritaire. Grand-Yoff, avec sa réputation, ne rassure guère. Alors, comment imaginer des femmes dans les rues de cette commune jusqu’à certaines heures de la nuit ? A ce sujet, Ya Awa, sur un ton de défiance, montre qu’elle n’a nullement peur de ces ’’délinquants’’.
’’On voit du tout dans la rue, mais moi, je suis née ici et je maîtrise le secteur. Donc, il y a des limites à ne pas franchir, car on se connaît bien. A chaque fois que je vois des choses qui ne sont pas rassurantes ou quand je sens que je suis en danger, j’interpelle la police’’, dit-elle. Il arrive souvent que des gens se baladent la nuit, d’après la vendeuse de sandwichs avec des machettes ou commettent régulièrement des agressions sous leurs yeux.
Fatou Kiné n’a pas la même chance. Elle a été à plusieurs reprises victime d’agression. ’’Mon portefeuille a souvent été arraché ici. Même s’ils n’ont jamais emporté une somme importante d’argent, mais j’y ai souvent perdu tous mes papiers’’. Ce qui meurtrit davantage cette dame résidant à Khar Yallah, c’est l’éloignement de ses quatre enfants. Elle peut, dit-elle, rester 15 jours sans voir sa famille établie à Yeumbeul. Fatou, la vendeuse de friandises, vit, elle, en famille, mais effectue de longues journées partagées entre son commerce et ses obligations domestiques. ’’Après la prière de l’aube, je prépare mes jeunes enfants pour l’école. Je me charge des travaux ménagers avant d’aller faire mes courses pour la préparation du repas. Je profite de ce moment pour préparer mes affaires à vendre. Avant 15 h, je termine et mon repas et mes friandises’’, partage-t-elle.
Nos différentes interlocutrices connaissent toutes l’existence de la journée du 8 Mars, mais n’ont jamais participé aux festivités à cause de leurs activités. Elles ne manquent pas cependant de doléances.
’’A vrai dire, je n’ai jamais participé à la fête, comme le font les femmes. Ce serait bien pour nous de bénéficier de soutiens pour fructifier nos activités. Il faut dire que ce sont les femmes qui gèrent actuellement les familles. Les hommes ont démissionné depuis belle lurette’’, soutient Fatou Kiné. Yaye Awa retient uniquement de cette journée les tissus distribués par les groupements de femmes à crédit. ’’A Grand-Yoff, je pense que nous sommes les grandes oubliées de cette journée. Aucune de nos revendications n’est prise en compte, à l’occasion de cette célébration’’, peste-t-elle. Ce, alors que les vendeuses de bouillie disent n’avoir même pas le temps de regarder la télévision, à plus forte raison d’apprécier la célébration de la Journée internationale de la femme.