– Par Dugu-Dugu Wagaan* –
Le grand Ousmane Sembène, disent ses biographes, croyait que le cinéma, mieux que les livres, parviendrait à sensibiliser les masses africaines aux urgentes questions politiques et sociales de leur continent. Cette raison expliquerait pourquoi, les vingt dernières années de sa vie, il n’a plus publié de romans ou de nouvelles mais fait des films. Toucher ceux qui ne savaient pas lire mais à qui il souhaitait parler ou donner la parole : tel était l’idéal. Il ressemblait à son auteur : courageux, noble, généreux, engagé. Mais quinze ans après sa disparition, disons-le : l’un des plus illustres bantu Maam Yallah de ce pays a perdu son pari. Il l’a si bien perdu que son cinéma, supposé contrarier un usage élitiste de la culture, passe aujourd’hui, au Sénégal du moins, comme l’un des raffinements les moins populaires du patrimoine culturel. Promenez-vous dans (un certain) Dakar, par exemple, et dites que vous prévoyez, le soir venu, de voir une projection d’un film de Sembène : je mise mon caaya, mon sërr ( et tout ce qui se cache dessous compris) qu’on vous y regardera comme on regarde une certaine idée de la culture : avec un étrange mélange d’indifférence, de mépris, d’envie et de soupçon d’avoir perdu contact avec le réel. Moom dé, filmu Ousmane Sembène (kuy kooku sax?) laay sétaani, aka tubaabé !
Sembène était un marxiste conséquent. Il espérait sans doute qu’avec le temps, les luttes, l’amélioration de l’infrastructure, les masses seraient de plus en plus éduquées, donc plus disponibles au contact de la superstructure, dont relevaient les productions esthétiques. Celles-ci devaient ensuite parfaire l’émancipation sociale et politique, à l’échelle collective et individuelle. Mais l’espoir de « l’aîné des anciens » n’a pas fleuri : depuis les années 60, la distance n’a cessé de se creuser entre certaines expressions culturelles et les populations, y compris les plus éduquées. Mais le cœur de la défaite de Sembène n’est pas celui-là mais, je crois, celui-ci : le problème d’un certain art au Sénégal n’est pas tellement son accès ou son accessibilité, mais l’idée générale que la plupart des gens se font de son utilité. Des œuvres, des lieux, des propositions artistiques grouillent ici, mais nul n’y va, ou ceux qui y vont (sans y être contraints) sont si peu nombreux que j’hésite à les appeler « exceptions » : « anomalies » serait plus juste.
Evidemment, on trouve toutes sortes d’explications à cet état de fait. Ce serait l’argent (da sèer té dëk bi metti !), le temps (amu ñu jott u caxaan), la misère (ku suurul talul art !), la langue (nañ ñu làkk kalaama wi ñu nàmp !). J’accorde de moins en moins de crédit à ces légèretés démagogiques. On les brandit régulièrement pour éviter de reconnaître une forme de médiocrité et de paresse. Ou pour créer des distinctions artificielles entre les publics. Ou pour délégitimer certains créateurs. Ou pour traiter le « vrai peuple » de troupeaux de bali-bali incapables de s’élever et de comprendre quoi que ce soit à certaines œuvres, le tout en donnant l’illusion de les défendre.
La vraie malédiction politique de ce pays est là : on a fini par y croire que le temps n’existait pour rien que la survie. Tout le reste, y compris le temps spirituel qui est aussi celui de tout art, relèverait d’une sorte de temps perdu. Il s’agit pourtant d’un pays très spirituel. Il paraît. Je me demande ce qui peut germer dans un espace où tout doit être utile immédiatement. A ce compte, bientôt, les fonctions vitales seront réduites à manger, dormir et vous savez quoi. C’est peut-être déjà le cas dans l’imaginaire collectif. Et ça le demeurera tant qu’on continuera de croire que l’art, en général, est un appendice plus ou moins utile de la réalité sociale. Je rêve, certaines nuits de délire, à ce que Sembène aurait fait contre cette idée s’il avait été vivant et actif. Il aurait certainement rajouté sa série (de qualité, elle) à la palanquée de celles qui existent. Bien entendu, on l’aurait accusé de ne pas s’adresser au vrai peuple. Vraiment, reste où t’es, vieux, c’est mieux.
*Dugu-Dugu Wagaan est l’auteur- maison de cette rubrique « Sëmbëxloo bi ». Qui est-il? Homme ou femme? Vieillard à l’orée du trépas ou jeune pétulant et pétillant ? Cadre retraité qui a géré sa carrière recta et veut désormais dire m….e à ses contemporains du SenRégal? Ou trentenaire adepte de fortes boissons qui oublie parfois de prendre les comprimés pour la stabilité de son humeur ? Duquel Dugu Wagaan n’est pas payé suffisamment par Sentract.sn pour révéler sa véritable identité. Un jour, peut-être…
Cette rubrique sera d’abord quinzomadaire. Pour vous tester. Si vous êtes sages et sans rage, la chronique deviendra hebdomadaire. A bon entendeur…: « tout le monde s’asseoit et Dieu nous pousse! »
Sentract.sn