[CHRONIQUE] Quand la violence conjugale se fait leçon de classe en maternelle (Par Clarisse Magnekou)

Teacher reading a book with a class of preschool children

Tract – Je m’appelle Eyo. J’ai cinq ans. 

 

Je vais à l’école « Les petits anges de Douala ». Ma maitresse s’appelle Madame Yama. Parfois elle est sévère. Elle nous envoie au coin. Elle dit que les enfants turbulents lui donnent des maux de tête. Moi, parfois je suis sage, parfois je bavarde en classe, alors elle me punit.

Ce matin, on a récité la récitation « Mon papayer » :

Dans un coin de ma cour, il y a un papayer, c’est moi qui l’ai semé.  La graine … la graine … Il était petit comme moi mais…

Je ne sais plus. Euh…j’ai oublié la suite.

Quand on récitait la récitation, un Monsieur avec un beau costume est entré dans la classe et puis…

Silence. Mains triturées. Jambes serrées. Larmes qui ruissèlent sur ses petites joues.

–  Je veux voir ma maman…

–  Elle arrive tout à l’heure mon chou…

–   Ça veut dire quoi tout à l’heure ?

–   Euh après la récréation…

Sanglots.

–   Je veux voir ma maman maintenant s’il vous plait.

–   Elle arrive bientôt… Ça va aller mon chou…

–   Et ma maîtresse, elle est où ?

–   Ne t’inquiète pas…

–   Mais elle est où ? Il y a son sang dans la classe…

–   Elle est à l’hôpital, on s’occupe d’elle…

–   Pourquoi il est méchant le Monsieur ?

Gros sanglots.

Hurlement : JE VEUX MA MAMAN…J’AI PEUR…MAMAN…

***

 Eh oui, une société peut permettre cela en 2021 dans l’enceinte d’une salle de classe de maternelle.

  Eh oui, une société peut vous doter d’un immense sentiment de toute-puissance et d’impunité qui vous autorise, en tous lieux et en toutes circonstances, à administrer une bonne correction à votre épouse lorsque vous estimez qu’elle le mérite.

   Eh oui, des bouts de chou doivent apprendre très tôt, même dans leur salle de classe, qu’une femme, leur mère, leur sœur, ne valent rien. Madame Yama l’a bien cherché, et elle a été corrigée…par son époux, un type de la trentaine, cadre dans une société parapublique.

    Monsieur a passé la soirée précédente avec ses frères de boisson. Le matin à son réveil, le petit déjeuner est froid. Parmi les chemises que son épouse a repassées, ne figure pas celle que Monsieur veut absolument porter ce matin.

     Eh oui, elle mérite une bonne correction pour cela.

     Sans l’intervention des autres maîtresses et de la directrice, les enfants parleraient maintenant de leur maîtresse au passé.

     Lorsque les deux policiers que la directrice a appelés arrivent sur les lieux, le type se justifie. La victime, c’est lui bien sûr. Voici la réaction des policiers :

      « Toi aussi, comment tu peux venir la battre dans sa classe ? C’est chez soi qu’il faut corriger sa femme tranquillement… Commence le premier agent.

Le collègue renchérit : Mon collègue a raison. Les femmes d’aujourd’hui nous cherchent tout le temps, elles ne comprennent que la correction ! Il faudra régler ça lorsqu’elle sortira de l’hôpital. »

        Madame Yama a perdu deux dents ; elle a un traumatisme crânien et les côtes cassées.

       L’équipe médicale a exprimé son indignation : « Lui aussi, il aurait pu la corriger moins brutalement…Il n’était pas obligé de lui casser les dents et les côtes… »

      Avant sa sortie de l’hôpital, elle supplie en vain ses parents de l’emmener avec eux chez eux : « J’ai beaucoup réfléchi, couchée là sur mon lit d’hôpital. Je voudrais venir me reposer à la maison…Il n’osera pas venir me frapper chez ses beaux-parents…

Son père maugrée : Une bonne épouse ne parle pas ainsi…Une bonne épouse doit tout supporter. Prends exemple sur ta sœur. Elle supporte en silence, courageusement…Pour sauver son mariage.

Elle ne répond pas à son père, mais se tourne vers sa mère : Maman, je n’en peux plus. Je ne suis pas en sécurité dans mon foyer… S’il te plaît, laisse moi venir me réfugier à la maison… Pour un moment, te temps que…

      Son père l’interrompt en haussant le ton : Arrête de supplier ta mère. C’est sa faute d’ailleurs. Si elle ne t’avait pas autant dorlotée, tu serais aussi forte que ta sœur. C’est quel genre de femme qui est prête à abandonner le foyer conjugal dès la moindre difficulté ?

       En pleurant, elle se jette aux pieds de sa mère : Maman au secours…Il a beaucoup changé. Il me fait vraiment peur…Il est si imprévisible.

       Son père : Raisonne ta fille… Elle n’a pas honte. Tu as vraiment été trop laxiste envers elle.

–  On va parler à JB… Est-ce que tu penses à tes enfants ? Ils ont besoin de toi… Si tu quittes ton foyer, tu ne les verras plus. Une mère n’abandonne pas ses enfants…

–  Maman, si tu savais ce qu’ils voient et entendent tout le temps… Ils ont tellement pleuré à l’hôpital lorsqu’ils ont vu mon état…

     Gros sanglots.

     Son père garde les bras croisés, le regard réprobateur.

     Sa mère l’entoure de ses bras en chuchotant : ça va aller…ça va aller…C’est un bon gars au fond, c’est évident qu’il regrette cette situation.

–  Maman, deux dents cassées, un traumatisme crânien, les côtes cassées, les pires insultes… Il est allé vraiment loin cette fois-ci…

–   Tu as pensé à ce que vont dire les gens si tu fuis ton mariage ?

– …J’ai peur… Et s’il me tue la prochaine fois ?

Son père s’exclame : Te tuer, il ne faut quand même pas exagérer. JB n’est quand même pas un ivrogne brutal du sous-quartier ; ça me préoccupe l’opinion que tu as de ton époux…Il faut que tu apprennes à respecter ton époux, c’est important, c’est un bon parti quand même…Malheureusement, les femmes d’aujourd’hui ne veulent plus être de bonnes épouses. Tout le monde sait que la paix dans le foyer dépend de la femme. Tu te plains parce qu’il t’a corrigée ! Il faut que ta mère t’explique bien les choses…

–  C’est vrai, parfois mon comportement ne plaisait pas à ton père, alors il me corrigeait. J’avais tort. J’ai supporté. Mais ça c’était avant… il ne me bat plus.

– Ta mère se souvient bien de mes coups de ceinture. Elle a arrêté de me chercher quand sa coépouse est arrivée. Avec la polygamie au moins, l’homme est tranquille, les épouses sont en concurrence…Bon, assez parlé, tu retournes dans ton foyer.

  Le regard que Madame Yama porte sur ses parents est celui des femmes qui sont fatiguées d’avoir peur, de frôler la mort en permanence. Si fatiguées. Si fatiguées.

  Puis dans un sursaut de rage, elle se dit qu’elle refuse de s’habituer à la violence de son époux. Elle veut vivre. Pour ses enfants justement. Il faut qu’elle agisse, elle doit se mettre à l’abri. Mais où ? Mentalement, elle passe en revue ses amies : Suzie, non pas elle, son mari lui a cassé le bras il y a quelques mois, elle est rentrée trop tard d’une fête familiale ; Magika, non pas elle, son mari l’a séquestrée plusieurs jours parce qu’il l’a vu discuter avec un ancien collègue ; Solange, elle avait de ces plaies aux bras la dernière fois qu’elle l’a vue ; Adah, non, pas elle non plus, cette femme si charismatique n’est plus que l’ombre d’elle-même depuis un bon moment…

   Et côté famille, y a t-il une tante ou une cousine qui pourrait lui venir en aide ? Non, elle ne voit pas, elles vont toutes l’encourager à supporter : «Sois forte ma chérie, supporte seulement comme les autres. C’est le mariage. Une femme doit supporter, sinon elle va même faire comment ?»

   La dernière fois qu’il l’a rossée sévèrement, Madame Yama  s’est réfugiée à l’église. Ils sont pratiquants comme la plupart des Camerounais. Oui, pour les chrétiens, église remplie à craquer le dimanche.

Le prêtre lui a promis de prier fort pour que la paix revienne dans son couple : « Quel couple ne rencontre pas de problème ? C’est juste une épreuve que le Seigneur met sur votre chemin. La place d’une femme est aux côtés de son époux ».

  Il a ensuite téléphoné à son époux en lui demandant de venir la chercher.

Les yeux dans les yeux et en échangeant une poignée de main ferme, le type a promis au prêtre qu’il ne battrait plus son épouse.

Encore une promesse. Toujours des promesses. Jusqu’au prochain accès de violence.

    Et chaque jour, l’impression de marcher sur des œufs car n’importe quoi peut déclencher les coups, les insultes, les humiliations…