Tract- Bouquets d’épines pour Dame Justice ?
D’abord, quelques petites observations iconographiques. La couverture du livre de Cheikh Yérim Seck met en avant le président de la République prononçant, manifestement, une allocution solennelle. C’est un exercice dont Macky Sall n’abuse point. Cette parcimonie est appréciée par certains, qui estiment qu’un chef d’Etat ne doit pas saisir la nation à chacune de ses vicissitudes. D’autres lui reprochent de rester de marbre devant des occasions qui, selon eux, réclament sa parole, abstraction faite de ses tweets et publications Facebook.
Dans un contexte où n’importe qui peut s’arroger la prérogative de l’expression publique, la rareté distinctive du propos officiel est appréciable. Il est donc probable que la prochaine déclaration du Chef de l’Etat soit prononcée en avril à la veille des célébrations de notre 63ème année d’indépendance. Il n’est pas souhaitable, sauf événement heureux majeur, que le Président s’adressât aux Sénégalais avant cette échéance.
En arrière-plan de la photo du Président, deux symboles encadrés occupent la page de couverture :
A gauche, une allégorie de la Justice dans la mythologie gréco-romaine : une belle jeune femme, les yeux bandés, brandissant une balance et tenant un glaive ou une épée de la main droite (pour aller vite). Les yeux bandés symbolisent l’impartialité et signifient que la justice devrait être aveugle. Elle doit être rendue sans crainte, sans parti-pris, sans faveur, quel que soit le statut ou l’identité de l’accusateur ou de l’accusé. Mais, il est toujours difficile de ne pas songer à Jean de La Fontaine. Même dans les Républiques les plus égalitaires, « selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir ».
L’épée renvoie au châtiment, à la répression, à l’aspect légal de l’application des peines. On pense, ici, à Pascal : « La justice sans la force est impuissante ; la force sans la justice est tyrannique. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force ; et pour cela faire que ce qui est juste soit fort, ou que ce qui est fort soit juste ».
Enfin, la balance, également associée à Thémis, est le symbole de l’équité. La justice doit être mesurée et équilibrée et veiller à ne pencher pour aucune partie.
A droite, un sablier figure le temps qui passe et la vanité de l’existence terrestre. C’est une allégorie fréquente du Temps, que les enfumeurs et les millénaristes (aujourd’hui trop nombreux chez nous) utilisent à satiété dans leurs sermons. On va tous mourir, probablement dans d’atroces incompréhensions et frustrations, so what ?! Raison de plus de vivre mieux non ? Je vous laisse songer à tout ce que l’on peut entendre comme bêtises fatalistes au Sénégal, de la première prière de l’aube à celle du soir. L’omerta générale est presque acquise face au doux terrorisme spirituel qui gouverne notre société. Ailleurs, cette hystérie épouse d’improbables prêches évangélistes qui enlisent tout autant la jeunesse noire. Avant de m’emballer et de m’égarer dans des déconstructions plus essentielles, revenons aux allégations plus terre à terre du livre de Cheikh Yérim Seck.
Cette troisième partie couvrira les cinq chapitres suivants : La gouvernance non sobre et non vertueuse du secteur de l’énergie (p.65), Snedai (Bictogo), Petro Tim, Ecotra, ArcelorMittal : Ces nébuleuses à foison (p.77), Cicad, AIBD, TER, Fonds Covid : Scandales à gogo ! (p.87), Le rapport assassin de l’IGE sur les permis octroyés à Petro Tim (p.97), Cette mafia chinoise qui tue la pêche et affame 6 millions de Sénégalais (p.105).
Des noms et des chiffres, il y en a à profusion dans ce bloc du 5ème au 9ème chapitre où chaque affaire est, sous la plume de Yérim, présentée comme l’un des pires crimes économiques du Sénégal indépendant. Totalement groggy et réfutant, pour ma précieuse santé mentale, les procédés et l’ampleur des scandales présumés, je me demande encore qui de l’accusateur et des accusés devra nécessairement réparation à notre pacte républicain. Même si, par exemple, l’auteur qualifie les poursuites pour diffusion de fausses nouvelles « d’inculpations anachroniques dans une société démocratique » (p.152), est-il acceptable de ruiner la dignité d’autrui en toute impunité ?
Dans le chapitre intitulé « La gouvernance non sobre et non vertueuse du secteur de l’énergie », Cheikh Yérim Seck raconte le processus d’achat du charbon destiné à la centrale électrique de Bargny. Il décrit (p.66-67) le ballet des navires avec moult détails (nom du navire, nom du port de départ, volume du chargement de charbon, date du connaissement, nom de l’acheteur, nom de l’expéditeur, valeur du surcoût…). Il estime, que le combustible acheté en Russie, est trop cher, alors que qu’il y a un contrat d’achat et de vente avec la CES (Compagnie d’Electricité du Sénégal). Il dénonce le vol annuel de centaines de milliards par un système occultes de facturation, de surfacturations, d’intermédiations, de commissions et de rétro-commissions (p.65). Il affirme qu’entre juin et octobre 2022, 21 millions de dollars de commissions issues des surfacturations (p.66) ont été encaissées à Dubaï avant d’être redistribuées aux bénéficiaires d’un système sophistiqué de corruption. « Des magouilles avec des étrangers qui, pour masquer leurs forfaits, monnayent leur complicité à prix d’or », écrira-t-il (p.67).
Cheikh Yérim Seck interpelle sans ambages Pape Mademba Biteye Directeur Général de la SENELEC et Malick Seck qu’il traite, plusieurs fois, de « pantin imposé à la tête de la CES (Compagnie d’Electricité du Sénégal) » depuis le 21 mai 2021, et les invite à expliquer aux Sénégalais le pourquoi de ce système mafieux (p.68). En outre, d’après Yérim, l’Etat du Sénégal doit à la CES la somme de 77 568 972 339 CFA sans les intérêts et autres frais et coûts d’arbitrage (p.72). Le DG Malick Seck aurait écrit pour renoncer à cette somme que la CES réclame à la SENELEC (p.73). Moussa Bocar Thiam, agent judiciaire de l’Etat, aurait écrit pour demander qu’il n’y ait pas de juge de sexe féminin dans la formation devant trancher l’affaire (p.74).
Sonné par ce polar aussi surréaliste qu’inquiétant, je « googlisai » Norland Suzor, ce métis suédois et mauricien (p.68) au cœur de ce conte. Yérim le présente comme propriétaire de la centrale électrique de Bargny (il aurait sorti de sa poche (sic) 72 millions d’euros sur les 400 millions nécessaires pour ériger la centrale), et actionnaire majoritaire évincé de la CES dont il détiendrait, d’après Yérim, 94,89% des parts (p.69). A la page 72, surgit un Boer sud-africain détenteur d’un passeport maltais, du nom de Jean Craven, qui aurait modifié le Conseil d’administration de Nordic Power (la boite de Norland Suzor) avec un faux document d’une AG tenue à l’insu des actionnaires majoritaires de CES. Bon allez, ça suffit !
Il me fallait un équilibre de la terreur. Google vint à ma rescousse en me guidant vers un article de Leral où l’on peut lire ceci « les supposées révélations contenues donc dans le livre du journaliste, constituent en réalité une vaste opération de dénigrement des autorités étatiques, visant à biaiser toutes les initiatives entreprises en matière de politique énergétique par l’Etat du Sénégal, mais aussi saborder le travail du Directeur Général de la CES, Malick Seck, qui a mis fin aux combines de Norland Suzor et son complice, détenteurs d’un contrat exorbitant de 25 ans en fourniture de charbon ». Le même article affirme que la source de Yérim dans ce chapitre énergétique n’est autre que Norland Suzor.
Balle au centre ! Mais, est-il concevable, que de telles allégations, dans un Etat de droit, puissent se vider aussi facilement qu’un léger contentieux entre tiktokeurs ?
Si, comme il semble le brandir comme une menace, « ces cadavres dans les placards » devaient « être exhumés un jour au gré des vicissitudes de l’Histoire » (p.77), Yérim aurait intérêt à se préparer à passer le reste de sa vie en témoin d’enquêtes pénales. En conclusion de ce qu’il titre « ces nébuleuses à foison » (P.77), le journaliste écrira à la page 85 à propos d’ArcelorMittal : « Si on vivait dans un pays normal, cette affaire aurait suscité une commission d’enquête parlementaire, un rapport d’une organisation de la société civile voué à la lutte contre la corruption, une plainte d’une association des intérêts des citoyens, une enquête journalistique, ou même une manifestation populaire pour réclamer la lumière sur les réels motifs de la transaction à forte perte passée avec la multinationale sidérurgique».
Adama Bictogo, ivoirien d’origine burkinabé de 60 ans avec sa boite Snedai aurait touché beaucoup d’argent (sans aucun audit) dans la confection des visas biométriques obligatoires de 2013 à 2015, avant de recevoir une indemnité compensatoire de 12 milliards CFA (p.78-79). L’auteur poursuit : « en 2016, la construction de l’Université Amadou Mahtar Mbow de Diamniadio sera confiée au même Bictogo qui, après avoir empoché 30 milliards, disparaitra ». (p.78). Dans le même bloc, Yérim nomme un certain Alberto Cortina comme actionnaire majoritaire de la Banque de Dakar, dont Aliou Sall serait l’administrateur le plus influent (p.80). Il enchaine avec « un très mal réputé Franck Timis, patron de Petro Tim Limited, maison mère de Petro Tim Sénégal dont Aliou Sall était le gérant ». Pour soutenir cette quête poussive de sensationnel, le journaliste convoquera trois sources : des allégations d’Ousmane Sonko (p.80), d’Abdoulaye Wade (p.81) et du fameux reportage de la BBC. Et, menaçant, il prédit une réouverture de ce dossier clos par un non-lieu par le procureur de Dakar (p.81). Enfin, il accuse un certain Abdoulaye Sylla, proche présumé de l’épouse du Chef de l’Etat et patron d’Ecotra, entreprise de BTP, d’avoir encaissé 150 milliards CFA pour l’assainissement inachevé de Diamniadio, avant de toucher 75 milliards CFA pour ériger un simple muret de séparation entre les deux sens de l’autoroute Ila Touba (p.83).
Le leitmotiv de ces chapitres est une mise en avant d’une préférence étrangère débridée que Yérim explique par des « commissions plus grasses et plus de discrétion sur les « dessous de table » (p.88). Il affirme, par exemple, qu’un magnat turc du nom de Selim Bora, très introduit au Palais, aurait pris, au bas mot, 2000 milliards au Sénégal pour avoir achevé l’aéroport Blaise Diagne, construit l’Arena Tour, le stade Abdoulaye Wade, le Centre International de Conférences Abdou Diouf, l’hôtel d’affaires Radisson de Diamniadio… (p.89). Il remet en question l’opportunité du Train Express Régional qu’il qualifie de plus grand gouffre à milliards avec un coût de 780 milliards, un retard de presque cinq ans dans sa mise en circulation.
Puis, in extenso, cette terrible phrase à propos du Fonds Covid : « Alors que les Sénégalais, confinés, se morfondaient dans la solitude et la galère, les élites, auxquelles étaient confiées les fonds destinés à les soulager, s’en mettaient plein les poches, vivaient la bamboula, dans l’indifférence totale aux souffrances des plus faibles et un cynisme qui frise la cruauté. » (p.91). Le Yérim-Djiné ou Yérim-Mage revient à la page 94 et nous révèle que Mansour Faye avait demandé à quitter le gouvernement pour se faire remplacer par Cheikh Issa Sall. Véto de la Première Dame le 17 septembre 2022 ! Toujours d’après le Yérim omniscient, le Président avait voulu trouver un autre ministère pour Cheikh Issa Sall mais Oumar Youm dira niet pour rester maître à Mbour (p.94-95).
Un lecteur attentif remarquera que les échappées borderline de l’auteur sont toujours suivies de la caution de quelques réputations intellectuelles, techniques ou morales bien établies dans notre contexte paresseux et peu critique. Plus haut, on a vu le Président Wade et les 30% de parts Petro Tim qu’il attribue à Aliou Sall (p.81) et Ousmane Sonko affirmant que le fisc a perdu 90 milliards dans la transaction Petro Tim / Kosmos (p.80). A propos du Fonds Covid, le professeur Mary Teuw Niane sera cité, décrivant et dénonçant dans une publication Facebook du 15 décembre 2022 « La corruption et l’effondrement des valeurs » (p.95)…Le dernier scandale présumé de cette rubrique est placé sous le haut patronage du « brillant économiste Mamadou Lamine Diallo Tekki » (sic) qui, dans une publication du 6 décembre 2022 nous apprend que le Yaboye (sardinelle) sénégalais est pêché en masse pour être transformé en farine pour l’élevage des saumons en Europe, ce qui prive les familles modestes sénégalaises de leur source de protéines (p.112).
Pour éviter d’être plus long et terminer avec la pêche, je fais l’impasse sur le chapitre intitulé « Le rapport assassin de l’IGE sur les permis octroyés à Petro Tim » (p.97-104). Très ennuyeuse, cette partie m’a paru outrageusement supputative. Ce que Cheikh Yérim Seck qualifie de « plus gros scandale politico-financier de ces dernières décennies » (p.104) n’est que le roman rétrospectif de notre entrée dans l’ère pétrolière et gazière dopé à la testostérone du reportage de la BBC de juin 2019. Toutefois, les accusés nommément cités ne devraient pas, à mon avis, laisser au Temps le soin exclusif de les disculper en comptant, au mieux, sur notre amnésie complice, au pire, sur notre espérance de vie limitée. Cette rengaine contre l’impunité et les abus excessifs trouve une acuité particulière dans le chapitre titré « Cette mafia chinoise qui tue la pêche et affame 6 millions de Sénégalais » (p.105). La nécessité d’engager le troisième pouvoir dans l’exigence de vérité entre les accusations et les faits constitue le clou du résumé de ce chapitre à charge.
Tout aurait commencé en 1992, quand le Président Diouf avait besoin de cash pour financer l’organisation de la coupe d’Afrique des nations de football au Sénégal. Il aurait donné, à cet effet, des autorisations de pêche à des navires russes. Ce coup d’essai aurait permis d’amasser des sommes importantes en un temps record. Diouf aurait commencé à recourir à cette manne financière en autorisant, saisonnièrement, l’entrée sur notre territoire maritime de bâtiments étrangers. De 1992 à 2000, feu Ousmane Tanor Dieng, alors tout-puissant ministre d’Etat chargé des affaires présidentielles, aurait encaissé des sommes astronomiques qui servaient de fonds politiques au régime. Mais, aucune licence, aucune trace écrite (p.106).
En 2011, s’appuyant sur son ministre de la pêche Khoureïchi Thiam, le Président Wade aurait fait entrer dans nos eaux territoriales des navires russes et coréens, ce qui lui aurait rapporté beaucoup d’argent pour sa campagne de 2012. Il perdra l’élection. Yérim parlera de malédiction de l’or bleu, dans une de ces allusions superstitieuses très en vogue au Sénégal (p.107).
Macky Sall aurait fait pire que tous ses prédécesseurs, d’après Yérim. Après un cours sur les règles qui encadrent la pêche au Sénégal, l’auteur conclura que l’actuel président n’en a cure de la « procédure dûment élaborée pour garantir la transparence dans la gestion des licences, la sauvegarde de la ressource halieutique et la protection de l’économie de la pêche » (p.107-108). Il accuse « Oumar Guèye transfuge de REWMI nommé ministre de la pêche le 6 juillet 2014 » (sic) d’avoir complètement déstabilisé le secteur en mettant en place un vaste système de fraude qui consiste en une sénégalisation fictive de dizaines voire de centaines de navires chinois (p.108). Les détails abracadabrantesques de ces procédés figurent aux pages 108 à 110.
Aminata Mbengue Ndiaye nommée à la place d’Oumar Gueye le 5 avril 2019 mettra une commission d’enquête chargée de tirer au clair la question et de mettre de l’ordre dans l’attribution des licences. Elle cédera son fauteuil à Aliou Ndoye en novembre 2019 avant les conclusions de la commission. Aliou Ndoye instruira plusieurs dizaines de nouvelles demandes de sénégalisation de navires. De 2018 à 2020, 55 navires chinois seront immatriculés pour intégrer le pavillon Sénégal (p.110). Ici, une petite contradiction mérite d’être soulignée : juste après ces charges très lourdes sur les autorités en charge de la pêche, Yérim relève que « le ministère refuse de donner la liste des nouveaux bateaux immatriculés, ainsi que le nombre exact de licences attribuées de 2018 à 2021 » (p.111). Dès lors, il est légitime de se poser des questions sur la crédibilité de l’accusation d’escroquerie qui vise Oumar Guèye ancien Ministre de la Pêche et de l’Economie maritime (p.110). Ce dernier répondra en qualifiant les propos du journaliste de « condensé de contre-vérités, d’allégations graves, infondées et de mensonges ».
Gageons que Dame Justice, dans une République aussi réputée que le Sénégal, ne saurait se contenter de quelques démentis déjà oubliés pendant que des accusations gravissimes de corruption, de trahison et d’antipatriotisme restent figées dans un livre et les sur les « langues de la postérité » * (p.96).
*Les railleries sur Idrissa Seck ne portaient-elles pas sur cette expression que l’auteur emploie ?