Tract – Adama Diop est-il dans la lumière parce qu’il est noir ? Ou parce qu’il est devenu l’un des excellents acteurs du théâtre français? Les deux se mêlent, indissolublement. D’autant qu’il joue Othello sous les ors de l’Odéon, à Paris, un des théâtres les plus prestigieux de France. Le héros de Shakespeare est de- venu un enjeu et un combat, ces dernières années : seul grand rôle, ou presque, du répertoire occidental à mettre en scène un personnage noir, il a été, en France comme ailleurs, presque exclusivement joué par des acteurs blancs, souvent grimés en Noirs. Dans une société où les représentations liées à l’histoire coloniale se défont dans la douleur et le déni, ce genre de pratique ne passe plus. Devenu le symbole absolu d’une société structurellement raciste, à la fois dans ce que met en jeu Shakespeare et dans la manière dont les mises en scène ont reconduit ce racisme même, Othello devait dorénavant être joué par un acteur noir. Le metteur en scène Luc Bondy en avait fait les frais, peu de temps avant sa mort, en 2015, lui qui voulait monter Othello avec Philippe Torreton dans le rôle-titre, déclenchant une vaste polémique sur les réseaux sociaux. Tout cela, le rôle en soi, écrasant et complexe, et le rôle qu’il joue dans une société dont les yeux se dessillent lentement, Adama Diop l’assume avec calme, et une élégance princière, qui n’est pas que vestimentaire – blouson en wax à motifs géométriques, pull couleur parme, calot en coton tressé sur la tête. Avec un brin de lassitude, aussi : « Idéalement, je préférerais passer deux heures avec vous à parler de théâtre et de l’art de l’acteur, plutôt qu’être sans cesse ramené à ces questions, sou- pire-t-il. Mais on ne vit pas dans un monde idéal, et on ne peut pas faire l’économie de ces sujets, surtout avec Othello. »
Le désir et l’excellence
Adama Diop a conscience, aussi, que son propre parcours est emblématique. Né à Dakar il y a qua- rante et un ans dans une famille de la petite classe moyenne très éloignée du théâtre, il est aujourd’hui un acteur recherché, capable d’endosser les grands rô- les shakespeariens comme Mac- beth, joué en 2018, sous la direc- tion de Stéphane Braunschweig, ou des aventures folles comme celles qu’il a vécues avec Julien Gosselin sur les marathons théâtraux 2666 (2016) et Joueurs, Mao II, Les Noms (2018).
Ce parcours, il l’a construit dans le désir et l’excellence, vécue comme une obligation quand il s’est retrouvé au conservatoire de Montpellier, au tout début des années 2000, après avoir gagné un prix au festival interscolaire de Dakar. Lui qui voulait devenir journaliste a eu le déclic en voyant répéter sur scène un autre acteur noir, Babacar M’Baye Fall. « Il s’est vraiment passé quelque chose à ce moment-là : l’idée que c’était possible, qu’en travaillant on pouvait y arriver. » C’est en venant vivre à Montpellier, aussi, qu’il étai[t] noir : les regards posés sur moi, les attitudes, les personnes qui ne viennent pas s’asseoir à côté de vous dans le bus, les femmes qui changent de trottoir quand vous les croisez la nuit. Par ma solitude, aussi, dans les promotions de l’école, où, pendant des années, j’ai été le seul garçon noir, venu d’ailleurs. Mais quand tu quittes ton pays, ta famille, il y a une sorte d’injonction à la réussite, et je me suis dit que j’allais casser les murs, balayer les obstacles, et tracer ma route. », dit-il à la journaliste Fabienne Darge de Libération, le quotidien français.
« Diop a été le premier acteur noir à jouer autant de rôles du répertoire sans que la couleur de peau fasse sens »
Adama Diop, l’Othello des temps nouveaux
Magnétique et émouvant, le comédien incarne le héros shakespearien si complexe, dans la mise en scène de Jean-François Sivadier, au Théâtre de l’Odéon, à Paris « Au début, je ne me suis pas appesanti sur cette question du regard porté sur moi, précise-t-il. J’avais conscience du piège : quand on s’attarde sur ces sujets, on finit souvent par remplir la case qu’on voulait éviter. Alors que manger des grands textes, être curieux des aventures théâtrales actuelles, cela me permettait d’envisager quel artiste j’avais envie de devenir. Mon combat était que l’on parle de moi pour l’artiste que j’étais. »
A partir de là, Adama Diop a fait le choix d’« échapper à une africanité fatalement réductrice », et de privilégier un parcours purement artistique. Il a été le premier acteur noir, sans doute, à jouer autant de rôles du répertoire en « color- blind » (sans que la couleur de peau fasse sens), qu’il s’agisse de Brecht avec Bernard Sobel (2007), de Musset avec Yves Beaunesne (2009), de Racine furieusement déconstruit par Frank Castorf (2019), ou de son formidable Lo- pakhine dans La Cerisaie, mise en scène par Tiago Rodrigues (2021).
Aujourd’hui, le voilà donc en Othello, un Othello magnétique, séduisant, infiniment émouvant, dans la mise en scène de Jean- François Sivadier, avec qui il rêvait de travailler depuis toujours. Il y a une forme d’évidence à le voir en- dosser le rôle, devenant ainsi non pas le premier Othello noir du théâtre français – Bakary Sangaré l’avait joué en 2014 à la Comédie- Française, dans une mise en scène qui n’avait pas fait date, et Assane Timbo également, sous la direction d’Edith Garraud en 2007 –, mais le premier qui, sans doute, marquera vraiment les esprits.
Adama Diop a conscience de l’enjeu, qui dépasse largement la question du théâtre. Il avait ren- dez-vous avec le rôle depuis long- temps, lui qui l’avait travaillé, tout jeune déjà, quand il était au conservatoire de Montpellier. « La première fois que j’ai lu la pièce, j’ai été infiniment ému. C’était un hé- ros auquel je pouvais m’identifier, et il n’y en avait pas beaucoup, puisqu’il y a si peu de rôles du répertoire écrits pour une personne noire. Vingt ans après, j’ai redécouvert une pièce d’une violence et d’une complexité sans nom. »
Sauf qu’Adama Diop a été rattrapé par la question, comme tous les acteurs noirs le sont à un mo- ment ou à un autre, dans l’état actuel de la société et du théâtre.
« Clichés issus du passé »
En 2007, la metteuse en scène Cendre Chassanne lui a proposé le rôle du prince dans Le Triomphe de l’amour, de Marivaux. « Elle m’a dit qu’elle n’avait pas pensé à un acteur noir, mais qu’elle trouvait que je collais très bien au rôle, se souvient le comé- dien. J’ai compris qu’on ne pouvait pas faire l’économie de la ques- tion : faire jouer un acteur noir, dans ce pays, avait forcément un sens, une signification sur le pla- teau. Il fallait que j’en prenne conscience, et, à partir de là,j’ai été très vigilant quant à ce que je pou- vais représenter. C’est ce qui est difficile, quand on est un jeune interprète noir : on est à l’endroit de la recherche artistique, et on nous fait porter des choses qui ne nous appartiennent pas, qui appartiennent à une histoire commune, à des clichés issus du passé. »
Le comédien s’étonne et s’afflige de ce que sur la pièce ait si longtemps prévalu un regard romantique, en faisant une tragédie de la jalousie alors qu’il s’agit bien, selon lui, d’« une tragédie du racisme, qui explore la manière dont celui-ci détruit les êtres au plus in- time, au plus profond d’eux-mê- mes. Toute la première partie de la pièce, souvent négligée, montre bien comment Venise rejette et dia- bolise le Maure, qui d’ailleurs n’est jamais nommé. En en faisant une pièce sur la jalousie d’un homme, on entre dans le système raciste que Shakespeare ausculte de manière implacable: l’homme est ja- loux, il tue sa femme. C’est normal, il est fruste et barbare, c’est un Noir, un étranger », analyse-t-il.
Un rôle « combat »
Adama Diop s’étonne, encore, que la vertigineuse dialectique du blanc et du noir tissée par Shakespeare ait été si mal lue, alors qu’elle est le cœur de la pièce. « En travaillant par le théâtre, l’art de la représentation par excellence, cette question même des représentations attachant le noir aux ténè- bres et au mal, et le blanc au bien et à la pureté, Shakespeare opère une déconstruction, explique-t-il. Aujourd’hui, ces clichés font tou- jours leur office, ils n’ont pas encore été complètement déconstruits, ils sont encore inscrits dans le psychisme de beaucoup de gens. »
C’est bien la raison pour laquelle la nécessité qu’Othello soit joué par un acteur noir s’impose. « Il ne s’agit pas seulement que les acteurs noirs puissent avoir du travail en jouant des rôles de Noirs, ce qui est en soi un enjeu important, souli- gne-t-il. C’est surtout que si on fait jouer Othello par un acteur blanc, quel que soit le pouvoir d’imagina- tion du théâtre, on perd l’effet per- formatif voulu par Shakespeare, qui retourne les représentations comme un gant en plaçant côte à côte un homme blanc – Iago – qui est noir à l’intérieur, et un homme noir – Othello – tout en pureté du cœur. Faire jouer Othello par un acteur blanc grimé en noir, comme cela a été le cas dans des interpréta- tions aussi célèbres que celles d’Or- son Welles [en 1952] et de Laurence Olivier [en 1965], c’est rajouter une couche de racisme sur une autre », conclut Adama Diop.
Le comédien confie d’ailleurs que c’est un « combat », pour lui, de jouer ce rôle-là aujourd’hui. « Il me semblait important d’en- dosser cette responsabilité, mais, pour autant, ce n’est pas du tout agréable. Parce que, malheureuse- ment, ce dont on parle ici n’est pas une fiction, et n’appartient pas au passé. C’est une réalité que des per- sonnes se font tabasser, tuer, sim- plement parce qu’elles sont noires. Et que les Noirs qui réussissent peuvent être haïs, comme Othello est haï par Iago, qui ne supporte pas sa réussite et son bonheur. » Alors, le combat avec et pour Othello terminé, Adama Diop ira respirer ailleurs : au Sénégal, où il va ouvrir une école de théâtre. Et sur les plateaux, mais en tant qu’auteur et metteur en scène cette fois, pour un spectacle sur l’exil. Tous les exils.
Othello, de William Shakespeare. Mise en scène de Jean-François Sivadier. Odéon-Théâtre
de l’Europe, Paris 6e, jusqu’au 22 avril. Theatre-odeon.eu
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