Tract – Un jour, il y a de cela quatorze ans, alors Recteur de l’UGB, vers dix heures du matin, j’appelais une amie qui travaillait dans un Ministère à Dakar.
Ma surprise fut grande de constater qu’elle se préparait langoureusement à aller au bureau. Je ne pus me retenir de l’interpeller: es-tu musulmane ?
Très surprise de ma question, elle me répondit immédiatement : bien sûr, je suis musulmane. Je repris la parole: sais-tu que Dieu a dit que si tu commets un péché à son égard, si tu Lui demandes pardon, dans Son immense magnanimité, Il peut te pardonner. Cependant lorsque tu commets un péché à l’égard de ton semblable tu devras d’abord obtenir son pardon avant de prétendre au pardon divin.
Je sentais au bout du fil la perplexité de mon amie Saint-Louisienne qui n’arrivait pas à comprendre le sens de ma longue tirade. Je concluais ma démonstration mathématique : tu sais Khady, lui dis-je affectueusement, quand tu es en retard tu portes préjudice à toutes les Sénégalaises et tous les Sénégalais sans exception. Donc, pour que Dieu te pardonne ce péché, tu devras passer voir chaque Sénégalaise et chaque Sénégalais et leurs demander pardon.
Je terminai mon inspiration moralisatrice et religieuse en lui demandant : est-ce que c’est possible ? Mon amie me répondit: ce n’est pas possible !
Je sentis que je venais de lui appliquer une thérapie de choc. Je venais à ma grande surprise de relier le travail à la religion.
Elle n’avait jamais imaginé qu’être en retard pouvait être un péché irréparable. En effet comment faire pour passer devant chaque Sénégalais lui dire: Mamadou, je te demande pardon d’être venu en retard au travail !
Non seulement, sa haute estime de soi, ne pouvait lui permettre de se rabaisser devant les millions de va-nu-pieds, qu’elle regardait de haut, pour dire à chacun, pardonne-moi! Elle connaissait aussi le caractère généreusement malicieux des Sénégalais dont certains pour juste la contrarier n’allaient pas lui accorder leur pardon.
Elle anticipait le supplice qu’elle allait subir dans ce périple à la recherche de la rédemption. C’est pire que l’Enfer promis par Dieu à Ses pécheurs. Elle venait de comprendre la fameuse citation de Jean Paul Sartre : l’enfer ce sont les autres.
En réalité, dans ma réminiscence de mes versets coraniques combinée à mon raisonnement rôdé de mathématicien, je venais de mettre Khady devant une évidence que je ne soupçonnais pas: avant le Jugement dernier, il y avait les jugements des autres.
Ces jugements sont encore plus terribles car ils touchent à nos valeurs que sont le jom, le kersa, le fulla, le fayda !
Sur terre, le jugement des humains, lorsqu’on prend conscience de l’œil inquisiteur de son prochain, semble plus terrible que l’Enfer de l’Au-delà.
Notre propension à violer en catimini toutes les valeurs morales liées au travail vient, pour la majorité d’entre-nous, du fait que nous avons le sentiment que nous ne portons du tord qu’à cet État sans nom, sans personne physique, incapable de parler, qui est souvent injuste et inéquitable.
Certains même diront tant mieux !
L’absence de considération pour le travail qui nous nourrit est aussi intimement liée à cette indifférence notoire sur l’usage illicite de l’argent public qui pourrit notre société.
Lorsque les élèves jubilent quand le professeur est absent ou en grève, lorsque les employés désertent les bureaux lorsque leur chef est en voyage, lorsque l’agent administratif lit son journal au lieu de servir le citoyen, lorsque l’employée se refait les ongles alors que devant la porte de son bureau il y a une file d’attente, lorsqu’un fonctionnaire demande de l’argent pour un service qu’il est payé à faire, il y a une crise morale grave qui nous interpelle tous.
Cette crise nous empêche de tirer profit de tout le potentiel que le travail bien fait devrait procurer aux citoyens et à la société.
Cette crise met à nue la perte des valeurs sans lesquelles aucune transformation positive de la société n’est possible.
Le travail est non seulement au cœur de l’anoblissement de l’individu, il est un maillon essentiel de la consolidation de notre vie en société, il est le fil d’Ariane de nos solidarités et, il est aussi la garantie de la pérennité de notre vivre ensemble que nous célébrons partout.
Dans beaucoup de pays le travail est au cœur de la mobilisation citoyenne en vue de réaliser les infrastructures communautaires de base.
Le travail ne devrait pas être un jeu de chat et de souris avec l’administration. Le travailleur pour se respecter et se faire respecter doit d’abord accomplir correctement, généreusement et avec engagement le travail pour lequel il est payé.
Il nous faut surtout, dans l’intimité avec notre conscience, nous interroger sur le respect de nos engagements par rapport à notre travail.
Dakar, dimanche 30 avril 2023
Professeur Mary Teuw NIANE