[GRAND FORMAT] ‘Niger, autopsie d’un coup d’État’ (Quotidien français ‘Le Monde’, jeudi 24 août 2023)

Des partisans du Conseil national pour la sauvegarde de la patrie du Niger, lors d’un rassemblement sur la place de la Concertation, à Niamey, le 20 août. AFP

Tract – Sous la plume de ses journalistes Élise Barthet et Morgane Le Cam avec Anna Sylvestre-Treiner, le quotidien français Le Monde, dans son édition de ce jeudi 24 août 2023, titre « Niger, autopsie d’un coup d’État ». Voici l’article du Monde, que vous propose Tract : 

Un mois après le renversement de Mohamed Bazoum, décryptage des raisons qui ont poussé les militaires à prendre le pouvoir à Niamey, rebattant les cartes dans le Sahel

Un coup d’Etat, au Niger, ne devrait surprendre personne. Depuis l’indépendance du pays en 1960, les autorités en place ont déjà été renversées à quatre reprises, sans compter les innombrables tentatives de putsch qui ont scandé l’histoire politique de ce fragile Etat d’Afrique de l’Ouest. La dernière à avoir marqué les es- prits s’est produite deux jours seulement avant l’investiture du président élu Moha- med Bazoum, en mars 2021. La menace, à l’époque, avait été vite étouffée, mais, dans une région où les militaires ont fait tomber en quelques années trois régimes civils à Bamako, Ouagadougou et Conakry, le péril restait omniprésent.

Pourtant, la stupeur a saisi l’entourage du chef de l’Etat et les chancelleries occidentales aux premières heures du coup d’Etat du général Abdourahamane Tiani, mercredi 26 juillet. Pourquoi un pays présenté comme un modèle de démocratie au Sahel, avec à sa tête un homme unanimement re- connu comme un dirigeant compétent, a- t-il basculé si vite et sans effusion de sang dans les mains d’une junte dont les princi- pales figures ont été, sinon des piliers, du moins des acteurs-clés du régime qu’ils ont mis à bas ? Qui a été l’instigateur de ce coup d’Etat ? A qui profite-t-il ? Retour sur les pre- mières heures du putsch en passe de faire basculer l’Afrique de l’Ouest.

L’affaire commence comme une révolution de palais. « Vers 8 heures, le président Bazoum m’a téléphoné pour me dire qu’il voulait se rendre à son bureau, mais que la garde présidentielle l’empêchait de sortir de sa résidence », se souvient Rhissa Ag Boula, ministre et conseiller du chef de l’Etat. Lorsqu’ils se présentent aux abords de la présidence, les fonctionnaires attachés au palais sont in- vités à faire demi-tour, ceux travaillant dans les ministères bordant le boulevard de la Ré- publique sont évacués en fin de matinée.

Dès le départ, le nom du général Abdourahamane Tiani est sur toutes les lèvres. L’homme est un fidèle parmi les fidèles de l’ancien président Mahamadou Issoufou, qui l’a nommé à la tête de la garde présiden- tielle en 2011. Cet officier supérieur de 59 ans, originaire de Filingué, dans le sud- ouest du pays, est réputé ombrageux et brutal. Pendant une décennie, il a veillé sur le pouvoir de son protecteur et amassé une fortune.

« des Alertes sur Tiani »

Au sein du palais, certains doutent depuis un moment de sa loyauté. « Ça fait un an que nous avions des alertes sur Tiani », confie un conseiller du chef de l’Etat. « Nous avons es- sayé d’attirer l’attention du président, mais à chaque fois il a répondu : “Tiani est loyal, je lui fais toute confiance.” Il a été naïf», abonde une source sécuritaire ouest-africaine.

Contrairement aux rumeurs qui ont cir- culé dans les premières heures du putsch, Mohamed Bazoum n’avait pas l’intention de limoger le chef de la garde présidentielle. En revanche, il était moins enclin que son prédécesseur à lui desserrer les cordons de la bourse. D’après la même source sécu­- ritaire, « la garde présidentielle ne disposait pas d’un budget propre, mais, chaque semaine, Tiani allait voir le président qui lui donnait plusieurs millions de francs CFA. Quand il y avait des opérations spéciales, par exemple quand le président se dépla- çait en région, il réclamait des rallonges. Tout cela sans rendre de comptes. Bazoum a demandé à Tiani de la transparence et une comptabilité. »

Ce n’est pas un hasard si le putsch a eu lieu quelques jours avant la fête de l’indépen- dance, le 3 août : les célébrations sont propi- ces au déplacement de troupes. Selon une source diplomatique occidentale, le général Tiani avait pris soin, le 25 juillet, d’« éloigner de Niamey les militaires les plus loyaux » au chef de l’Etat. Ces derniers ont été envoyés dans la ville de Diffa, à 1 100 kilomètres, une localité du sud-est bordant les rives du lac Tchad où persiste l’insurrection islamiste du groupe terroriste Boko Haram et où la majorité des commémorations devaient se tenir.

le président Bazoum est toujours séquestré dans des conditions dénoncées comme « inhumaines »

Au sein même de la garde présidentielle, des mouvements avaient déjà été observés dans les mois précédents. « Les éléments qui assuraient la sécurité rapprochée de Bazoum avaient été remplacés par lots de deux ou trois, mais au final environ quarante person- nes ont été changées, observe la source sécu- ritaire déjà citée. Tiani a nommé des gars qu’on ne connaissait pas. Bazoum a dit : “De toute façon, je ne peux pas enlever Tiani, car sinon Issoufou [le prédécesseur de Moha- med Bazoum] va croire que c’est contre lui.” » A la mi-journée, le 26 juillet, le chef de l’Etat et son entourage croient encore que le général mutin peut être arrêté. « Le président de la République et sa famille se portent bien», tente de rassurer la présidence du ­Niger sur X (anciennement Twitter) à 13 h 33. « L’armée et la garde nationale sont prêtes à attaquer les éléments de la GP [garde présidentielle] impliqués dans ce mouvement d’humeur s’ils ne reviennent pas à de meilleurs sentiments », prévient-elle.

Course contre la montre

Mahamadou Issoufou, avec lequel Mohamed Bazoum a cheminé politiquement pendant des décennies avant de lui succéder au pouvoir, a immédiatement été prévenu du coup de sang de son ancien protégé. Vers 13 heures, il se rend au palais et rencontre successivement, à plusieurs reprises, le général et le chef de l’Etat. Sa tentative de pourparlers ne donne rien. Il sug- gère de rallier aux tentatives de médiation d’autres officiers. Selon Rhissa Ag Boula, le général Tiani aurait spécifiquement demandé que les généraux Salifou Mody, ­Mohamed Toumba et Moussa Salaou Barmou fassent partie du groupe. D’autres offi- ciers les rejoignent, représentant différents corps d’armée.

Pour le clan Bazoum, tout semble encore possible, car la hiérarchie militaire n’a pas encore basculé dans le camp du chef de la garde présidentielle et ce dernier n’a toujours pas revendiqué le putsch. Pour ­empêcher que la prise d’otage vire au coup d’Etat, une course contre la montre s’en- gage. En région, des soldats loyalistes sont dépêchés à Niamey. Des militaires sont ­également déployés aux abords de la radio et de la télévision nationale.

L’histoire bascule

A 5 kilomètres de là, au quartier général de la garde nationale, le camp du président se prépare à lancer l’assaut et active ses ré- seaux pour obtenir un appui étranger afin de libérer l’otage Bazoum. Paris, allié privi- légié du régime, est sollicité. Plusieurs sour- ces nigériennes et françaises ont confirmé au Monde ce que les putschistes ont eux- mêmes déclaré plus tard à la télévision nationale : le 26 juillet, Hassoumi Massaoudou, ministre des affaires étrangères de Mohamed Bazoum agissant en tant que premier ministre par intérim, et le colonel- major Midou Guirey, commandant de la garde nationale, œuvrant au nom de l’état- major des armées, ont demandé à la France d’intervenir pour libérer le président.

A Paris, cette demande émanant d’un des derniers régimes alliés de la France au Sa- hel, qui a revendiqué, ces derniers mois, son partenariat militaire avec elle dans une ré- gion où les soldats français ne sont plus les bienvenus et ont été remerciés par les jun- tes malienne et burkinabée au pouvoir, est étudiée avec sérieux. Mais alors qu’il est toujours séquestré au sein du palais, Moha- med Bazoum met son veto. « Il nous a bloqués, regrette un de ses partisans. Il a appelé directement le chef des opérations françaises au Niger [1 500 soldats y sont déployés pour aider l’armée à lutter contre le terrorisme]. » A ce moment-là, M. Bazoum pensait que les négociations aboutiraient.

les putschistes ont fait en deux semaines ce que les Burkinabés ont accompli en quatre mois et les Maliens en un an

Il est environ minuit lorsque l’histoire bascule. Sur l’antenne de la télévision natio- nale, les programmes s’interrompent. Dix gradés en tenue militaire annoncent aux téléspectateurs avoir « décidé de mettre fin au régime que vous connaissez » et s’être réunis au sein du Conseil national pour la sauve- garde de la patrie (CNSP).

Les militaires envoyés négocier avec le général Tiani « sont ressortis des discussions en putschistes », confirme un diplomate occi- dental. Réputé clivant, Abdourahamane Tiani a pu bénéficier de l’aura bien plus consensuelle d’un homme pour rallier le reste des troupes: le général Salifou Mody, ancien chef d’état-major de l’armée jusqu’à sa nomination en juin au poste d’ambassadeur aux Emirats arabes unis par le président Bazoum.

Dans l’après-midi du jeudi 27 juillet, l’état- major, resté jusqu’alors silencieux, annonce dans un communiqué se ranger derrière les putschistes pour « éviter tout bain de sang » entre frères d’armes. Mais au sein du palais, Mohamed Bazoum ne s’avoue pas vaincu. Le président, syndicaliste chevronné, rompu aux combats politiques, refuse de démissionner et d’accepter les justifications du putsch présentées par la junte la veille au soir, à commencer par « la dégra- dation continue de la situation sécuritaire et la mauvaise gouvernance ».

Contrairement aux présidents civils démis par les militaires au Mali et au Burkina Faso, Mohamed Bazoum obtenait des résultats face aux groupes djihadistes, tandis qu’il tentait tant bien que mal d’assainir l’Etat et notamment le secteur pétrolier, appelé à générer beaucoup de revenus avec la mise en service de l’oléoduc entre le Bénin et le Niger à l’automne. Mais à Niamey, bastion historique de l’opposition, « les Nigériens ont retenu le système que Mohamed Bazoum incarnait, et non ses actes, analyse Elhadji Idi Abdou, vice-coordinateur de l’ONG Alliance pour la paix et la sécurité. Mohamed Bazoum n’avait pas les mains vraiment libres car, en réalité, le PNDS [Parti nigérien pour la démocratie et le socialisme, la formation qu’il a fondée avec Mahamadou Issoufou] décidait beaucoup pour lui ».

Actes de défiance

Pour asseoir leur pouvoir, les hommes du CNSP peuvent s’appuyer sur cette défiance et sur l’expérience des juntes voisines. Au Niger, les putschistes ont fait en deux se- maines ce que les Burkinabés ont accompli en quatre mois et les Maliens en un an: ­renverser un président civil et se présenter comme les sauveurs venus délivrer le peu- ple d’un système politico-sécuritaire mori- bond, nommer un premier ministre civil, composer un gouvernement, souder la ­population contre des sanctions décidées par la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (Cedeao) et un ennemi extérieur tout désigné, la France.

Le ressentiment contre l’ancienne puissance coloniale est un ciment puissant, comme l’a montré la manifestation du 30 juillet qui s’est muée en attaque contre l’ambassade de France à Niamey. Encerclée par des milliers de manifestants, l’enclave diplomatique a été caillassée, son enseigne arrachée et piétinée, tandis qu’à l’intérieur les forces françaises voyaient leurs stocks de gaz lacrymogènes s’amenuiser.

Puis, malgré les menaces d’intervention militaire de la Cedeao, la junte a multiplié les actes de défiance, refusant de recevoir en bonne et due forme certaines des médiations internationales et allant jusqu’à menacer de poursuivre le président Bazoum pour « haute trahison » et « atteinte à la sûreté intérieure et extérieure du Niger», des faits passibles de la peine de mort. Une « nouvelle forme de provocation », s’est insurgée la Cedeao, qui a annoncé, le 18 août, que le jour de l’opération régionale avait été fixé, tout comme « les objectifs stratégiques, l’équipement nécessaire et l’engagement des Etats membres ».

Un mois après le début de ce pronunciamiento, le plus long du Sahel, le président Bazoum est toujours séquestré dans des conditions dénoncées par une large partie de la communauté internationale comme « inhumaines » et refuse toujours de signer sa démission. Mais le CNSP reste maître des horloges. Le 19 août, le général Tiani, droit dans ses bottes, a promis une transition de trois ans à l’issue de laquelle il rendrait le pouvoir. S’il parvient à se maintenir à la tête du pays, ce putsch, le sixième en Afrique de l’Ouest depuis 2020, ferait basculer cette ré- gion déstabilisée par les groupes djihadis- tes dans une ère où les militaires sont les re- cours et où les présidents civils se sentent plus menacés que jamais.

 

Tract (Tract.sn)