[INTERVIEW] Paul ENOKA: ‘La littérature représente l’espoir du monde’

Tract – Entretien avec Ferdinand Paul ENOKA Egyptologue, historien, journaliste et écrivain. Il a récemment publié «Les ombres lumineuses».

 

Présentez-vous à nos lecteurs

Je suis Ferdinand Paul Enoka, Egyptologue, historien et Journaliste. Je suis née à Yaoundé en 1978 et j’y ai grandi. J’ai fait mes études maternelles et primaires à l’Ecole Publique Départementale sis à côté de l’EMIA (Ecole Militaire Inter Armes). Le Lycée, je l’ai fait tour à tour au Collège Bilingue d’Application qui est par la suite devenu Lycée Bilingue d’Application. Ensuite, je suis allé à Sangmélima où j’ai fait et raté le Bac. C’est ainsi que je fus envoyé à Maroua par le biais de ma grande sœur au Lycée Classique de Maroua. C’est dans cet établissement que je vais obtenir mon Bac et revenir à Yaoundé pour faire l’université.

J’ai donc fait un parcours d’histoire générale d’abord puis, je me suis spécialisé en égyptologie, une branche de savoir assez pointue et ardue dans le but d’étudier les humanités classiques africaines. En effet, jusqu’à la fin des années 1990, l’université camerounaise comme bien d’autres en Afrique n’accordait pas une place sérieuse à l’histoire ancienne du Cameroun et de l’Afrique. La décision des autorités camerounaises d’ouvrir cette spécialisation suite aux multiples visites de Cheikh Anta Diop à Yaoundé va me donner l’occasion d’aller en profondeur dans notre histoire.

Par la suite, j’ai étudié le Journalisme à l’Ecole Supérieure des Sciences et Techniques de l’Information et de la Communication ESSTIC. J’en suis sorti nanti d’une maîtrise en Journalisme. J’ai également été étudiant pendant une année à l’Université Catholique d’Afrique Centrale (UCAC) où j’ai étudié la finance. Enfin, j’ai fait deux années à l’Académie de Droit Constitutionnel en Afrique où j’ai étudié auprès des grands maîtres, les constitutions, les élections et les problématiques de la citoyenneté.

J’ai aussi embrassé une carrière d’enseignant d’abord au lycée et ensuite à l’Université de Maroua où j’exerce depuis bientôt 14 ans.

Historien, vous avez décidé de vous lancer en littérature avec « Les ombres lumineuses » (2024). Pourquoi ?

En réalité, je suis un passionné des belles lettres depuis ma prime enfance. Je crois que je l’ai hérité de mon père qui était un lecteur invétéré. Vous savez, quand je suis née, la télé n’existait pas encore au Cameroun. Et quand, en 1985, elle est arrivée, très peu de camerounais pouvaient se permettre le luxe de l’avoir. Donc, la lecture renfermait à la fois la distraction et le savoir.

Par conséquent, j’avais lu avant d’entrer à l’université les ouvres de Victor Hugo, voltaire, Rousseau, Baudelaire etc. pour les classiques européens. Pour l’Afrique, j’avais lu Mongo Beti (particulièrement main basse sur le Cameroun, ville cruelle et mission terminée), le Vieux nègre et la médaille de Ferdinand Oyono, les Bimanes du vénérable Séverin Cécile Abéga, Cahiers d’un retour au pays Natal de l’immense Césaire, hosties noires du génie Léopold Sédar Senghor et l’enfant noir de Camara Laye pour ne citer que ces grands noms.

Au moment de m’inscrire à l’université, je voulais faire soit la poésie, soit l’histoire. Il se trouve qu’a la séance d’orientation, on m’informa qu’il n’existait pas une filière poésie. Je décidai alors de m’inscrire en histoire. Tout ceci pour dire que la littérature a toujours été en moi. En faisant des études d’histoire, je ne m’en suis d’ailleurs pas trop éloigné. Quand vous faite de l’histoire, vous vous retrouvez à lire des romans et des poèmes engagés qui ont contribué parfois à donner naissance à des révolutions.

Enfin, je suis né dans une famille de poète et poétesse dans la pure tradition bantoue. Et ici, littérature et histoire sont souvent indissociables. Voilà en quelques mots comment l’égyptologue et historien que je suis s’est retrouvé dans la littérature. En fait, j’y suis né.

Les ombres lumineuses se pose comme une poésie-souvenirs. Une sorte d’extensions artificielles de votre mémoire. Une somme de textes écrits et publié 25 ans plus tard. Pourquoi avoir attendu si longtemps ? Quel est a été le déclic de cette publication ?

En fait, le poète écrit en général ses sensibilités, ses rêves, ses aspirations. Le poète est généralement confronté au monde qui est le sien et à celui dans lequel il vit. Il en ressort donc naturellement une interpénétration entre le réel poétisée que vous qualifiez de poésie-souvenir et une création purement imaginaire dans laquelle il met une intensité esthétique, lyrique, pathétique… selon ce qu’il veut exprimer.

Il se trouve donc que les hasards de la vie m’ont fait témoins d’événements capitaux heureux et malheureux que j’ai consigné dans le genre poétique. C’est par exemple la catastrophe de Nsam dans laquelle j’ai vu des amis d’enfance disparaitre, carbonisés par des flammes. C’est particulièrement le cas des frères Akassou et Ntsama (frères cadets de Chantal Ayissi, Ayissi Le Duc, famille très connue au Cameroun). De même, suite au triomphe des Lions Indomptables à Sydney, au bout de la nuit du 30 septembre 2000, et devant la liesse populaire, proche de l’hystérie qui s’en était suivie en cassant toutes les considérations tribales qui fleurissent souvent dans notre pays, je décidais d’écrire la danse des félins. Une ode aux Lions Indomptables, patrimoine national du Cameroun.

J’ai donc écrit à la fois suivant des évènements historiques identifiables et suivant les rêves qui trottaient dans ma tête. Pourquoi avoir attendu 25 ans pour les publier ? question difficile. Il se trouve que je n’étais pas certain que le temps fût arrivé d’une part, et d’autre part, je souhaitais les publier dans une maison d’édition sérieuse, susceptible de me donner un travail de qualité et un bon accompagnement. Il m’est donc arrivé de les relire durant cette période et d’apporter quelques modifications qui me semblaient nécessaires. Ce sont toutes ces contingences qui peuvent expliquer cette longue maturation.

Le goût de conter poétiquement les faits et aventures tant réels qu’imaginaires, caractéristique de votre écriture littéraire, tire-t-il sa source de votre formation d’enseignant d’histoire ?

(rire) Comment le savoir par moi-même ? Cela peut être possible. Mais, je ne me suis pas toujours mis consciemment dans le costume de l’historien quand j’écrit un poème. Mais, les critiques littéraires que vous êtes avez la capacité de déceler le subconscient probable d’un auteur. Toutefois, je note que j’appartiens à une génération où l’instinct dans l’écriture a souvent prédominé. Cet instinct a pu être influencé par bien de lectures. J’ai par exemple aimé hosties noires et femme noire de Senghor, les souffles de Birago Diop, l’albatros de Baudelaire, les passantes de Brassens, Demain, dès l’aube du grand Victor Hugo… forcément, ça laisse des traces.

Donc, ces exemples de grands poètes que j’ai pris révèlent à chaque fois une mise en scène poétisée d’histoires parfois vécues. Mais, derrière l’histoire qui, en fin de compte est la plus grande inspiratrice de la littérature, il y a la magie du poète qui tente d’exprimer et de traduire par les mots et au-delà deux ; car le mot va souvent plus loin que ce qu’il est ou dit, les réalités de la vie.

Donc la réponse à votre question, bien difficile du reste, peu être oui et non. Mais, ce qui est certain est que l’histoire reste la matrice qui permet au poète de créer des sensibilités, des émotions quasis divines.

Comment qualifieriez-vous votre recueil « Les ombres lumineuses » ?

Je ne sais si vous voulez savoir pourquoi je l’ai qualifié de « Les ombres lumineuses » ou comment je le qualifie dans le sens d’une appréciation. Devant cette ambiguïté, je préfère prendre les deux bouts.

Pourquoi je l’ai qualifié « les ombres lumineuses », c’est précisément parce que la trame des poèmes montre bien que l’ombre, le chaos, la destruction et toutes les autres déceptions et malheurs qui nous environnent sont paradoxalement la source de laquelle jaillit la lumière.

Il y a un poème que j’ai intitulé la maladie. Je l’ai écrit à un moment où ma santé était critique. J’ai pu voir de cette souffrance qui sont vraiment ceux qui tiennent à moi. En fait, dans la souffrance, vos relations s’amoindrissent parfois de manière incroyable. Toutefois, cette situation vous ouvre à de nouvelles réalités plus heureuses. Vous voyez le monde et les gens différemment. Cette histoire qui est mienne est aussi l’histoire de milliers de personnes. C’est donc cette universalité qui lui donne de la valeur.

Pour le deuxième volet, j’ai voulu écrire un texte qui remette l’homme au centre des intérêts de la vie. Comme vous le savez, le matérialisme issu du capitalisme ronge chaque jour ce qui fait que l’homme soi homme en tant qu’humain. Or, au vu des guerres qu’on crée désormais pour s’enrichir ou simplement pour montrer sa puissance, au vu de ces enfants abandonnés dans la rue et qui deviennent des poisons sociaux comme le phénomène des microbes, au vu des féminicides qui vont grandissant, au vu de l’instrumentalisation de Dieu etc., j’ai pensé qu’il fallait proposer un discours qui renforce l’idéal de l’humain qui au fond, n’aspire qu’à la paix, à la quiétude et au bonheur. Voilà comment je qualifie les ombres lumineuses. Je veux dire, une tentative de faire germer des humains humanisés.

Des projets d’écriture, notamment littéraires, en cours ?

Oui, il y a une pièce de théâtre qui est en cours de rédaction. J’espère que des dramaturges lui donneront un bel écho. Il y a aussi une nouvelle qui est en chantier. Une sorte de fresque de scènes de vie autour du personnage de Mama Jeannine et un roman autobiographique sur le personnage d’Obaki. Je ne peux en dire plus pour l’instant. Mais, j’espère qu’ils seront bien accueillis par les critiques.

Que représente la littérature pour vous ?

Pour moi, la littérature représente l’espoir du monde. Elle représente la perpétuation du génie humain, sa capacité à créer, à fabriquer des imaginaires qui vont nourrir les racines de la vie. Aujourd’hui où on fait l’éloge sans réserve de l’intelligence artificielle, il y a bien lieu de s’inquiéter de l’avenir de la littérature. Si une machine, sous vos instructions peut vous écrire un poème, un roman ou même peindre un tableau, vous voyez que la capacité créatrice de l’homme diminuera au point de s’éteindre.

Je ne suis pas entrain de dire que l’Intelligence artificielle est mauvaise dans l’absolue. Mais, pour les consommateurs de technologies que nous sommes, pour les mondialisés que nous sommes, nous Africains, il y a bien un autre piège que les mondialisateurs nous tendent subtilement au nom du progrès de la science.

Voilà pourquoi il faut encourager la lecture et l’écriture afin que nous soyons maître de nous-mêmes. De ce point de vue, la littérature représente la clé de notre rédemption dans le monde. Vous savez, il y a un discours en Afrique aujourd’hui qui a décrété l’inutilité des disciplines comme la philosophie, la littérature et la poésie qui en est la forme les plus subliminale. On veut fabriquer des outils, on veut des machines, on veut ce qui est utile de manière plus pratique. Mais quand on les aura fabriqués, à quoi cela servira si l’on n’a pas pensé à comment les utiliser ? A quoi cela servira si l’on n’y a pas travaillé une morale, une éthique et même une spiritualité pour ne pas transformer ces outils en monstre ? Ces questions à elles seules suffisent à dire combien restera utile la littérature en tant qu’arme de remise en question de l’homme.

En ce début de siècle particulièrement agitée (crises : climatiques, politiques, idéologique etc.) quelle est la place de l’historien et celle de l’écrivain ?

Vous avez raison de dire que ce début de siècle est particulièrement agité. Il est même très inquiétant au regard de ce que vous avez évoqué dans votre question. Pourtant, à y regarder de près, ces crises ne sont pas nouvelles. C’est peut-être parce qu’on oublie très souvent l’histoire qu’elles se répètent.

L’histoire est la mémoire des peuples. C’est le repère des nations, c’est la boussole qui permet d’avancer en évitant de commettre les erreurs du passé. A chaque fois qu’on a ignoré l’histoire ou qu’on l’a piétiné, on a retrouvé ses pièges dans le futur. C’est donc dire que l’historien à un travail énorme. Les historiens travaillent d’ailleurs beaucoup dans ce sens. Le problème se situe d’après moi à deus niveaux. D’abord, les politiques chez nous ne semblent pas avoir pris la mesure de l’importance de l’historien dans nos sociétés. La preuve, il n’existe même pas une histoire générale du Cameroun. Je souligne ici que ce n’est pas faute de l’engagement des historiens. Il y a que comme dans tous les pays qui se respectent, des projets de ce calibre sont portés par l’Etat car, ils lui servent à bien gouverner.

Pour ce qui est de l’écrivain, il est aussi une sorte d’historien dans la mesure où, très souvent, il raconte son temps en tant que témoin. Le vieux nègre et la médaille d’Oyono par exemple est certes une peinture d’une époque mais cette ouvre questionne jusqu’aujourd’hui les problématiques de récompense ou de reconnaissance de l’Etat ainsi que les fantasmes que ces médailles suscitent. L’écrivain invite donc à réfléchir en permanence sur hier, aujourd’hui et demain.

Propos recueillis par Baltazar ATANGANA

noahatango@yahoo.ca