Tract – Dans cet entretien sans détour, Arame GUEYE SENE, socio-économiste et activiste panafricaine, revient sur son parcours, ses combats et sa vision d’une Afrique de l’Ouest portée par une jeunesse outillée et des femmes pleinement reconnues comme actrices du changement. De la réforme du Code de la famille au Sénégal à l’entrepreneuriat social, en passant par les défis de la migration, elle bouscule les récits dominants et appelle à une refondation des politiques publiques par et pour les citoyens. Une parole lucide, engagée, et résolument tournée vers l’action.
Madame Arame Gueye Sène, nous sommes ravis de vous avoir avec nous aujourd’hui pour discuter de vos travaux et de vos engagements en faveur des droits des jeunes et femmes.
Comment votre expérience en tant que socio-économiste et activiste en faveur des droits droits humains vous a-t-elle amenée à mettre sur pieds Social Change Factory ?
Mon engagement pour la justice sociale et les droits humains, nourri par mon parcours personnel, m’a conduite, dès mes années universitaires, à co-créer avec des amis des espaces d’apprentissage et de soutien pour la jeunesse. Comme le colibri de la légende, qui tente d’éteindre l’incendie de la forêt avec quelques gouttes d’eau, j’ai toujours voulu faire ma part face à des situations que je trouve injustes. Je pense notamment à l’initiative Objectif Bac, qui nous a menés dans plusieurs villes du Sénégal pour soutenir des centaines d’élèves face au taux d’échec préoccupant au baccalauréat. Je me suis également engagée pour les droits des handicapés, notamment les personnes vivant avec l’albinisme. Ces engagements ont également orienté mes études vers l’économie du développement puis la sociologie avec une spécialisation sur les enjeux et pratiques de développement dans les pays du Sud.
Social Change Factory (SCF) est né il y a plus de 10 ans d’une conviction que chaque citoyenne et chaque citoyen, s’il est écouté, outillé et accompagné, peut devenir un acteur et une actrice du changement. On ne transforme pas la société uniquement par des politiques publiques, mais aussi par la capacité des individus à s’emparer de leurs droits et à imaginer eux-mêmes des solutions.
Quels sont les principaux objectifs et les réalisations de Social Change Factory en matière de promotion de la jeunesse et de l’égalité des sexes en Afrique et au Sénégal en particulier ?
Social Change Factory vise à bâtir une jeunesse outillée, écoutée et influente, au cœur des changements systémiques pour un avenir plus juste et inclusif. Nous sommes convaincus que l’éducation civique, le leadership et la participation active des jeunes sont des leviers puissants de transformation sociale. Depuis notre création, nous avons formé près de 300 000 jeunes dans 18 pays d’Afrique subsaharienne, accompagné la mise en œuvre de plus de 1 000 solutions communautaires et touché des millions de personnes à travers nos productions médiatiques et plateformes numériques.
L’égalité des sexes, au cœur de l’ODD 5, constitue l’un de nos axes d’intervention prioritaires. À ce titre, nous avons porté plusieurs initiatives emblématiques, telles que la campagne Kaaraangue Jigéen contre les violences faites aux femmes, le programme Voix des Adolescentes pour le renforcement du leadership et de la participation des filles et adolescentes, Voix des Jeunes – Gender, qui valorise les projets portés par des jeunes en faveur de l’égalité, ou encore le renforcement du réseau Les Expertes Sénégal, qui met en lumière les voix féminines dans l’espace public. Ces actions traduisent notre engagement concret en faveur d’une jeunesse inclusive, représentative et actrice du changement.
A travers le cadre de concertation pour le respect et la préservation des droits des femmes vous menez des activités de plaidoyers au Sénégal dont la portée est presque régionale, à l’instant du récent atelier sur la réforme du code de la famille. Dites-nous, quel est votre point de vue sur la réforme du code de la famille au Sénégal et comment pensez-vous qu’elle peut impacter les droits des femmes ?
La réforme du Code de la famille est une étape cruciale pour garantir une égalité réelle entre les femmes et les hommes au Sénégal. Le code actuel, qui date de plusieurs décennies, ne reflète plus les réalités sociales, les aspirations des femmes, ni les engagements internationaux pris par l’État. Il contient encore des dispositions discriminatoires qui freinent l’accès des femmes à leurs droits, que ce soit dans le mariage, la garde des enfants, la succession ou encore la capacité juridique.
À travers le cadre de concertation pour le respect et la préservation des droits des femmes, nous portons un plaidoyer collectif, avec des actrices et acteurs de la société civile, des juristes, des leaders religieux et communautaires, pour une réforme qui place l’égalité au centre.
Cette réforme, si elle est menée de manière inclusive et courageuse, peut transformer en profondeur la condition des femmes au Sénégal. Elle enverrait aussi un signal fort à la région : celui d’un pays qui avance vers plus de justice, de cohérence entre ses lois et les droits humains fondamentaux, et qui reconnaît pleinement les femmes comme citoyennes à part entière.
Aujourd’hui, dans un contexte marqué par les polycrises et les bouleversements socio-économiques entraînés par les avancées technologiques, les mouvements politiques et géostratégiques, quels sont les principaux défis et les opportunités que vous voyez pour les jeunes au Sénégal et en Afrique de l’Ouest ?
Aujourd’hui, les jeunes au Sénégal et en Afrique de l’Ouest évoluent dans un contexte particulièrement complexe. Ce contexte est marqué par une superposition de crises économiques, sociales, politiques et environnementales, auxquelles s’ajoutent de profondes mutations technologiques. Si ces réalités posent de sérieux défis, elles offrent également des opportunités inédites à une jeunesse qui constitue la majorité de la population.
Parmi les principaux défis rencontrés figure en premier lieu le chômage et la précarité économique. Malgré leur dynamisme, beaucoup de jeunes peinent à accéder à un emploi décent. Le marché du travail reste saturé, souvent informel, et peu adapté aux compétences disponibles sur le terrain.
Un autre défi de taille est lié à un système éducatif encore trop souvent déconnecté des réalités du marché. Les formations proposées ne préparent pas toujours aux métiers d’avenir, notamment dans les domaines du numérique, de l’économie verte ou encore des industries culturelles et créatives.
Face à l’absence de perspectives, un nombre croissant de jeunes se tourne vers la migration, parfois au péril de leur vie. Ce phénomène traduit un profond désespoir, une perte de confiance envers les systèmes institutionnels, et un sentiment de marginalisation.
Les inégalités sociales et de genre accentuent encore davantage la vulnérabilité d’une frange importante de cette jeunesse. Les jeunes femmes, en particulier, continuent de rencontrer des obstacles spécifiques dans l’accès à l’éducation, à l’emploi, ou encore à la participation citoyenne.
Enfin, bien que majoritaires démographiquement, les jeunes restent souvent marginalisés dans les espaces de décision. Leur participation citoyenne et politique demeure limitée, alors qu’ils ont beaucoup à apporter à la transformation de leurs sociétés.
En parallèle à ces défis, des opportunités importantes émergent et redonnent espoir. Le potentiel démographique constitue une chance majeure. Si elle est bien formée, accompagnée et impliquée, la jeunesse peut devenir un moteur de développement durable.
La révolution numérique constitue également un levier puissant. L’accès croissant aux outils digitaux ouvre de nouvelles voies pour l’innovation, l’apprentissage, l’entrepreneuriat, et l’expression citoyenne.
De plus en plus de jeunes s’engagent dans l’entrepreneuriat social et l’économie solidaire. Ces initiatives, à la fois génératrices de revenus et porteuses d’impact social, permettent de répondre concrètement aux besoins des communautés tout en favorisant l’autonomisation des jeunes.
On assiste aussi à un éveil citoyen fort : la jeunesse se mobilise de plus en plus autour des enjeux de justice sociale, de lutte contre le changement climatique, de gouvernance inclusive et de droits humains.
Enfin, plusieurs dynamiques régionales et internationales contribuent à renforcer cette mobilisation. L’Union africaine, les organisations sous-régionales, les ONG et les partenaires techniques et financiers multiplient les initiatives plaçant la jeunesse au cœur des stratégies de développement.
Comment pensez-vous que les jeunes peuvent être encouragés à prendre un rôle de leadership et à s’engager dans la vie citoyenne ?
Il faut d’abord leur donner les moyens d’être entendus, leur offrir des espaces d’expression, mais aussi des outils pour comprendre les enjeux de société. Leur offrir des espaces d’expression ne suffit pas si on ne les accompagne pas aussi avec les outils nécessaires pour comprendre les enjeux sociaux, économiques ou environnementaux qui les entourent. Chez Social Change Factory, nous croyons profondément que la jeunesse est une force de transformation, à condition qu’on lui donne les clés pour se mobiliser de manière éclairée et structurée.
C’est précisément ce que nous cherchons à faire à travers nos programmes. Des initiatives comme Yaa Ma Gëna Xam / Wayewa, un jeu éducatif centré sur les droits et la citoyenneté qui est devenu un outil pédagogique pour des enseignants au Sénégal et au Niger, ou Voix des Jeunes / Voice of the Youth, un format d’expression et de débat télévisée, permettent aux jeunes non seulement de prendre la parole, mais aussi de renforcer leur esprit critique et leur capacité à proposer et mettre en oeuvre des solutions concrètes auprès de leurs communautés. Nous sommes convaincus que le leadership se cultive à travers l’éducation, la responsabilisation et des exemples inspirants. Notre rôle est donc de créer des environnements où les jeunes peuvent apprendre, expérimenter, se tromper parfois, mais surtout progresser ensemble vers un engagement citoyen actif et durable.
Comment l’organisation Social Change Factory travaille-t-elle avec d’autres organisations régionales et internationales pour promouvoir les droits des jeunes et des femmes?
Social Change Factory adopte une approche de co-construction et de collaboration stratégique pour promouvoir les droits des jeunes et des femmes, à la fois au niveau national, régional et international. Nous sommes membres fondateurs de plusieurs alliances structurantes telles que le Consortium Jeunesse Sénégal, l’Alliance Jeunesse Côte d’Ivoire, le Consortium Jeunesse Bénin qui regroupe des organisations innovantes engagées dans l’inclusion, l’éducation et l’insertion des jeunes. Nous sommes également membre de Generation Unlimited, une initiative mondiale des Nations unies pilotée par des jeunes, pour des jeunes, visant à accélérer leur autonomisation à travers l’éducation, l’emploi et la participation citoyenne et bien d’autres et du Youth Democracy Cohort, une plateforme inclusive rassemblant les gouvernements, la société civile et le secteur privé pour promouvoir l’engagement politique et civique des jeunes.
Ces partenariats nous permettent de mutualiser les expertises, de renforcer les capacités des acteurs locaux, et d’amplifier l’impact de nos actions sur le terrain. Que ce soit en co-développant des programmes, en menant des campagnes conjointes de plaidoyer ou en partageant des données issues de nos recherches, nous croyons fermement que les réponses les plus efficaces aux défis sociaux se construisent collectivement. Travailler en synergie avec d’autres organisations nous permet d’agir à grande échelle, de façon durable, et toujours en mettant la jeunesse et les femmes au cœur des solutions.
Quelles sont vos perspectives d’avenir pour Social Change Factory et pour la promotion de la jeunesse et des droits des femmes au Sénégal et en Afrique de l’Ouest ?
Pour les dix prochaines années, notre ambition est claire : toucher directement plus de 250 000 jeunes en Afrique de l’Ouest et du Centre dont plus de la moitié de filles en leur permettant d’acquérir des compétences de vie, de leadership, de citoyenneté et d’employabilité. Nous voulons renforcer leur pouvoir d’agir, leur permettre de s’insérer socio-économiquement et de mettre en œuvre des solutions concrètes pour améliorer leurs communautés et leurs pays.
En parallèle, nous renforcerons plus de 500 organisations locales et ferons émerger une nouvelle génération de colibris, porteurs de solutions durables. À travers nos actions, nous voulons amplifier les nouveaux récits africains, mettre en lumière des modèles inspirants, influencer les politiques publiques et transformer en profondeur les systèmes d’inclusion, d’éducation et de gouvernance. Notre engagement restera centré sur les jeunes et les femmes, en particulier les plus vulnérables, dans une dynamique d’équité, de justice sociale et de durabilité
Nos perspectives d’avenir pour Social Change Factory s’inscrivent dans une approche systémique : nous voulons faire évoluer notre modèle pour le rendre encore plus durable, plus ancré localement, et plus influent à l’échelle régionale. Cela passe par l’innovation sociale, le renforcement de nos partenariats stratégiques, la capitalisation sur nos apprentissages, et un plaidoyer fort pour faire évoluer les normes et les politiques en faveur des droits des femmes et de la jeunesse.
Nous croyons profondément que l’avenir de l’Afrique se joue dans la capacité de ses jeunes à devenir des acteurs du changement et dans la reconnaissance pleine et entière des droits des femmes. C’est cette vision que nous continuerons à porter avec détermination, solidarité et audace.
Quel message aimeriez-vous transmettre aux jeunes qui souhaitent s’engager dans la vie citoyenne et promouvoir les droits des femmes et de la jeunesse ?
Le message que je souhaite transmettre à la jeunesse africaine, c’est d’abord un appel à la conscience et à la confiance. Conscience que chaque voix compte, que chaque action, même modeste, peut transformer une vie, une communauté, un système. Et confiance en leur capacité à porter le changement. S’engager dans la vie citoyenne ou pour les droits des femmes n’exige pas d’attendre d’être parfait ou expert. Cela commence par un pas, une prise de parole, une main tendue, une idée mise en action.
Je dirais aussi : n’attendez pas qu’on vous donne la permission. Notre continent a besoin de jeunes courageux, curieux, ancrés dans leurs valeurs et ouverts à l’innovation. Des jeunes qui refusent le statu quo, qui osent remettre en question l’injustice, qui s’engagent avec cœur et conviction. À travers nos programmes, j’ai vu des jeunes filles prendre la parole pour la première fois, des garçons devenir des alliés pour l’égalité, et des jeunes transformer leurs idées en politiques publiques locales.
Alors, à celles et ceux qui veulent agir : formez-vous, connectez-vous à d’autres, cultivez-vous, cultivez votre leadership et surtout, n’ayez pas peur de faire votre part. Engagez-vous avec détermination, humilité et audace. Soyez ce colibri qui, face à l’ampleur des défis, choisit d’agir plutôt que de se résigner. Parce que c’est en faisant chacun et chacune sa part que nous bâtirons une Afrique plus juste, plus équitable et plus solidaire.
Propos recueillis par Baltazar ATANGANA, noahatango@yahoo.ca