[TRIBUNE] Massification du parti au pouvoir : Pastef est-il sur la trajectoire de ses promesses, avec ses luttes intestines ? (Par P.T.Sow)

PR Diomaye et PM Sonko. Au temps des sourires francs et sincères
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Tract Hebdo – Pastef est entre rupture patriotique et contradictions du néo-souverainisme. L’option privilégiée par les nouvelles autorités (des réformes sectorielles conduites par le haut, sans implication des citoyens porteurs de l’alternance) ne permet pas encore de situer clairement le régime sur la trajectoire d’une rupture systémique
Le « Projet » de Pastef s’est présenté comme une promesse de rupture systémique, articulée autour de l’adoption d’une nouvelle Constitution, de la refondation des institutions, de la fin de l’hyper-présidentialisme et de transformations structurelles profondes sur les plans social et économique. Près de deux années après la victoire électorale de mars 2024, force est de constater que les porteurs du « Projet » éprouvent des difficultés à traduire leurs engagements en réformes majeures. Les assises sectorielles se multiplient sans produire de résultats concrets, tandis que la crise financière, les urgences sociales (crise universitaire persistante, migrations meurtrières, insécurité croissante à l’intérieur du pays, grèves des organisations syndicales…) ainsi que les menaces sécuritaires aux frontières s’intensifient.

Dans ce contexte, l’ouverture prématurée de débats relatifs au prochain mandat contribue à fragiliser la cohérence interne de la majorité au pouvoir et compromet la pleine réalisation de la mission politique confiée par les citoyens pour le mandat en cours.

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Une alternance inedite dans l’histoire politique du Sénégal

Fondé en 2014, le Parti Pastef (Patriotes du Sénégal pour le Travail, l’Éthique et la Fraternité) a remporté l’élection présidentielle de 2024 avec Bassirou Diomaye Diakhère Faye, candidat « surprise », désigné par Ousmane Sonko, juridiquement empêché de se présenter.

Cette victoire, confirmée lors des élections législatives de novembre 2024, marque une alternance politique fulgurante, portée par une mobilisation citoyenne d’ampleur et par une jeunesse animée par une forte aspiration à la justice sociale et à la souveraineté nationale.

À la différence des alternances de 2000 et de 2012, celle de 2024 ne repose pas sur des compromis entre élites politiques, mais sur une dynamique populaire « antisystème ». Elle est l’aboutissement d’une décennie de luttes politiques, marquée par l’ascension d’Ousmane Sonko, leader politique ayant cristallisé une opposition frontale à l’ancien régime. La période 2021-2024 a été particulièrement marquée par une répression violente, faisant des dizaines de morts et des centaines d’arrestations.

Pastef : un parti iconoclaste

Socle social et idéologique Pastef se revendique d’une « doctrine pragmatique », se démarquant explicitement des grandes idéologies classiques : « socialisme, communisme, libéralisme, entre autres » (cf. Document fondamental de Pastef).

Sa base de masse repose principalement sur deux catégories sociales différentes. La première composante est constituée d’une élite administrative des alumni notamment de l’Université Gaston Berger (UGB) et de l’École nationale d’administration (ENA), formée pour servir l’État mais confrontée dans leurs activités professionnelles aux réalités de la mal-gouvernance, des injustices sociales et du bradage des intérêts nationaux.

La seconde est composée d’une large frange du « peuple de l’économie informelle » : commerçants, artisans, lumpenprolétariat urbain, migrants et « doomu daara » issus des écoles coraniques.

Ce double ancrage sociologique reflète la dualité structurelle de la société sénégalaise : d’une part, une économie moderne capitaliste héritée du fait colonial et, d’autre part, une économie populaire marginalisée ; une école publique francophone coexistant avec le système des daaras coraniques.

Pastef a ainsi réussi à construire un ancrage populaire incontestable, même s’il n’est pas parvenu à gagner durablement le soutien du mouvement syndical des travailleurs ni à obtenir une représentation significative au sein des mouvements ouvrier et paysan.

Cette assise populaire singulière s’explique également par le leadership charismatique d’Ousmane Sonko. Pour une partie de ses partisans, celui-ci est perçu comme « le messie », « le saint », voire comme « un don de Dieu » fait au peuple sénégalais. Cette forme de sacralisation de type confrérique contribue à la force mobilisatrice du parti et à sa cohésion interne. Dans les faits, Pastef constitue, selon l’analyse du chroniqueur politique Albert Sy, un véritable creuset de courants hétérogènes, associant diverses sensibilités politiques et idéologiques. Le parti s’est notamment élargi par l’intégration de formations et de mouvements issus de la gauche politique, tels que Yonnu Askan Wi, une fraction du Rassemblement national démocratique (RND) ou encore FRAPP France.

La cohésion du parti demeure largement assurée par la centralité de la figure d’Ousmane Sonko. Pastef apparaît ainsi davantage comme un parti de commandement « ndigël » que comme un parti de délibération, s’inspirant en partie de logiques confrériques. Après près de dix années d’existence, le parti n’a toujours pas tenu de congrès ordinaire. La désignation des responsables aux plus hauts niveaux relève essentiellement du président du parti. Comme le souligne Cheikh Bara Ndiaye, député Pastef : « On ne peut rien lui refuser. C’est sa parole et sa crédibilité qui ont fait de nous des députés et de Bassirou Diomaye Faye un chef d’État. » Selon lui, « ministres comme président de la République doivent appliquer ses instructions à la lettre » !

Communication et réseaux sociaux

La répression exercée sous le régime de Macky Sall a contribué à la suspension des instances délibératives du parti et à l’octroi de pouvoirs exceptionnels à Ousmane Sonko. Parallèlement, l’essor fulgurant des réseaux sociaux s’est imposé comme une arme politique redoutable au service du « Projet » : simplification excessive des messages, recours aux langues nationales, instantanéité, création et diffusion massive et interactive de contenus de propagande.

Cette dynamique a favorisé l’émergence d’une pluralité d’émetteurs et de chroniqueurs de médias, souvent présentés comme des figures de la « parole vraie » contestant l’hégémonie traditionnelle de la presse classique dans la formation de l’opinion publique.

Toutefois, cette communication horizontale, bien que présentée comme démocratique, tend également à favoriser la manipulation (fake), la violence verbale, le lynchage symbolique et l’instauration d’une forme de « police de la pensée », inhibant la prise de parole de nombre d’intellectuels. Le discours antisystème a ainsi structuré un espace public fortement polarisé, marginalisant le débat contradictoire au profit de l’invective et de l’accusation ad personam. Comme le note Henriette Niang Kandé, dans Sud Quotidien, « dans cet espace algorithmique, l’outrance est plus visible que la nuance, la colère plus virale que l’analyse, l’accusation plus mobilisatrice que l’argument ; peu à peu, la logique du camp supplante celle du débat ».

Ainsi, Pastef se distingue par son caractère iconoclaste tant par son socle social et idéologique que par ses modes de communication politique, et son modèle de leadership

Pastef dans le contexte du néo-souverainisme

Pastef a émergé dans un contexte mondial marqué par une remise en cause croissante de l’ordre international libéral et de l’hégémonie occidentale, perçue comme porteuse d’une uniformisation politique et culturelle.

À l’échelle globale, le néo-souverainisme connaît une progression notable (illustrée par le Brexit sous Boris Johnson, les présidences de Donald Trump et de Jair Bolsonaro, ou encore les gouvernements de Viktor Orbán et Giorgia Meloni) porté par des leaders charismatiques se présentant comme antisystèmes, issus de l’extrême droite même si des courants d’extrême gauche se réclament aujourd’hui du souverainisme.

Dans la sous-région, en Afrique de l’Ouest, les régimes militaires du Mali, du Burkina Faso et du Niger, réunis au sein de l’Alliance des États du Sahel (AES), ont rompu avec la France au nom de la souveraineté nationale, tout en reproduisant des formes notables d’hyper-présidentialisme. Ces régimes oscillent entre volonté de rupture avec le néocolonialisme et dépendance accrue à de nouveaux partenaires, à travers des alliances militaires et économiques souvent asymétriques.

Dans ce contexte régional instable, marqué par la menace terroriste et la récurrence des coups d’État, le Sénégal est confronté à un double impératif : affirmer sa souveraineté nationale et promouvoir une véritable démocratie citoyenne, tout en évitant un isolement diplomatique préjudiciable.

Pastef est-il sur la trajectoire de ses promesses ?

Pastef avait formulé des promesses ambitieuses en matière de transparence, d’éthique publique, de rupture systémique, de transformations structurelles et de démocratie citoyenne. Le candidat Bassirou Diomaye Faye s’était notamment engagé à mettre en œuvre le Pacte national de bonne gouvernance démocratique, laissant espérer l’adoption d’une nouvelle Constitution traduisant une vision renouvelée de la souveraineté, de la culture, de l’histoire et des valeurs nationales.

La promesse de rompre avec l’hyper-présidentialisme et d’adopter une Constitution souveraine et populaire constituait ainsi l’un des piliers centraux du projet politique attendu des élections de 2024.

Or, l’option privilégiée par les nouvelles autorités (celle de réformes sectorielles conduites par le haut, sans implication effective des citoyens qui ont porté cette alternance inédite) ne permet pas encore de situer clairement le régime sur la trajectoire d’une rupture systémique assumée.

Après près de deux années d’exercice du pouvoir, les autorités oscillent entre discours de rupture et pratiques de continuité, laissant même transparaître une tentation de parti-État. Par ailleurs, la judiciarisation bureaucratique des exigences de vérité et de réparation relatives aux violences politiques de 2021 et 2024 s’est progressivement éloignée de la dynamique des luttes populaires. La mise en place d’une commission nationale civile indépendante, appuyée par les institutions d’Etat (magistrats, gendarmes, policiers…) avec des démembrements régionaux, aurait pu incarner plus efficacement cette exigence de transparence et d’implication citoyenne. Ce qui aurait évité le chemin du tutoiement permanent des magistrats.

Le déficit de réformes structurelles capables de redonner sens et souffle à l’alternance, conjugué au lourd héritage institutionnel et financier, a contribué à placer le nouveau régime dans une situation d’impasse politique. Ces errements ont également affecté les relations du duo au sommet de l’État et fragilisé l’équilibre républicain.

Une crise aux contours flous et aux conséquences imprévisibles

Les tensions apparues au sein de Pastef et de l’appareil d’État au cours du mois de novembre dernier se sont accompagnées d’accusations particulièrement graves : soupçons de trahison visant le président de la République, allégations de détournement impliquant un ministre, accusations de tentatives de déstabilisation imputées au Premier ministre. Les tentatives de blocage de la tournée présidentielle en Casamance, ainsi que la virulence des échanges sur les réseaux sociaux, ont accentué la confusion générale.

À ce stade, les citoyens comme les militants demeurent dans l’incertitude quant à la nature réelle de cette crise : s’agit-il d’une lutte de pouvoir, de divergences de principe, de conflits de lignes politiques ou d’une remise en cause plus profonde des fondements de l’alternance ? Le flou persiste. Les critiques publiquement formulées portent plus sur le rythme de la reddition des comptes et sur la conduite des enquêtes relatives aux violences de 2021 et 2024 que sur la nature même de la rupture politique promise. La situation actuelle révèle ainsi un déficit manifeste de clarification et de rectification autour des principes fondateurs de l’alternance : transparence, éthique, rupture systémique et démocratie citoyenne.

LA MASSIFICATION : UNE STRATEGIE DE FUITE EN AVANT DANS UN CLIMAT D’INCERTITUDE

Dans ce contexte de confusion et de contradictions (souvent focalisées sur des enjeux secondaires tels que le comportement du président, l’éligibilité d’Ousmane Sonko en 2029 ou encore le leadership au sein de la coalition Diomaye Président) l’appel à la massification apparaît prématuré et porteur de risques accrus de défiance et de désorientation militante.

La massification ne saurait se réduire à une simple stratégie électoraliste ; elle doit impérativement reposer sur une cohérence idéologique affirmée et sur une confiance restaurée entre la direction du parti et sa base militante ainsi que les citoyens. À ce titre, elle constitue à la fois une exigence morale et un impératif stratégique. Dès lors, la clarification doit précéder la rectification et la massification, afin que l’alternance de 2024 ne se dissolve pas dans des pratiques de continuité, mais s’affirme comme une véritable transformation démocratique et citoyenne.

Dans cette perspective, les « trois J », Jub, Jubal, Jubbanti, pourraient être érigés en valeurs fondatrices du nouveau tournant de cette alternance. Le principe du Jub, Jubal, Jubbanti irriguerait alors l’ensemble des sphères de la société sénégalaise : de l’administration aux marchés, des écoles aux gares routières, des entreprises aux hôpitaux, des routes aux stades et aux aéroports. Il pourrait également inspirer un vaste mouvement de communication, de créativité et d’émulation dans les domaines de la culture et du sport, à travers le théâtre, la musique, les navétanes et diverses compétitions sportives. A défaut de se concrétiser dans la vie quotidienne, il restera un principe creux sans lendemain.

Conclusion

Deux scénarios se dégagent dans le cours politique actuel. Le premier est celui de la dynamique de l’alternative : si les réformes institutionnelles et économiques, y compris la réduction du train de vie de l’Etat, promises sont effectivement menées à terme, Pastef pourrait incarner une alternative démocratique crédible et un projet patriotique durable.

Le second est celui de la désillusion : si les contradictions internes persistent et si l’hyper-présidentialisme venait à se reproduire sous de nouvelles formes, le parti risquerait de décevoir les attentes citoyennes et d’ouvrir la voie au retour des forces politiques traditionnelles. Avant toute entreprise de massification, une clarification politique et morale, suivie de rectification, s’impose. Elle suppose d’éclairer les militants sur la nature réelle de la crise en cours, de restaurer la confiance citoyenne, de réaffirmer les valeurs de la rupture et de transparence (Jub, Jubal, Jubbanti) et d’engager résolument les réformes structurelles nécessaires à la refondation de l’État. Le nouveau régime peut encore incarner une alternance politique inédite dans l’histoire récente du Sénégal. Toutefois, son avenir demeure incertain.

La transformation de son capital politique en une gouvernance crédible et cohérente constitue la condition essentielle pour que cette alternance soit une rupture systémique effective et aboutisse à une démocratie véritablement citoyenne.

Pape Touty Sow

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