Tajabone! Tajabone! Dans les rues de Dakar, des garçons déguisés en fille et des filles déguisées en garçon ont fêté lundi soir l’Achoura, le nouvel an musulman, en faisant l’aumône de maison en maison au son des tam-tam et en scandant inlassablement cette ritournelle qui veux dire: « Etes-vous étonnés »?.
Alors que la nuit est tombée depuis longtemps sur la capitale sénégalaise en cette veille de nouvel-an, les petits groupes d’enfants aux visages peints en blanc, auxquels se mêlent quelques jeunes adultes, réclament joyeusement du riz, du sucre ou un peu d’argent à leurs voisins de la Médina ou de Gueule Tapée, des quartiers populaires de la capitale sénégalaise, ont constaté des journalistes de l’AFP. Les jeunes filles portent des habits de garçon et une fausse barbe tracée au feutre, tandis que les garçons se sont pour certains déguisés en tenues de filles, pour célébrer la « Tamkharite », le nom local de l’Achoura, festivités qui mêlent rites musulmans et traditions séculaires aux allures carnavalesques.
Avant de parcourir les rues de leur quartier pour le « tajabone », les jeunes ont partagé en famille un couscous gargantuesque, traditionnellement composé de semoule de mil, de sauce tomate, de viande rouge ou blanche et de légumes. Ces plats sont ensuite distribués aux voisins et parents, à la belle-famille. « On perpétue une tradition de générosité et de partage », souligne l’universitaire Lamane Mbaye. La fête « a moins d’ampleur maintenant à cause de l’urbanisation sauvage, de l’éclatement du tissu social et de l’insécurité », affirme pour sa part l’historien Babacar Mbaye Ndaak. « A l’origine, cette tradition du tajabone était le fait des talibés, les élèves des écoles coraniques, à l’occasion du nouvel an musulman. Ils entraient dans les maisons pour mendier et se faire des réserves de provisions ou montrer leur maîtrise du Coran en récitant les versets de bas en haut », précise un imam sénégalais, Assane Diouf.
– « Bricolage » de la culture musulmane –
« Les jeunes talibés, à travers des chansons, demandaient aux aînés de faire le bilan de leurs actions de l’année, en leur rappelant leurs devoirs religieux et sociaux », dit Babacar Mbaye Ndaak. « C’était une manière de mesurer les efforts des aînés dans la voie recommandée par Dieu. Ils le faisant en s’inspirant des adultes qui se déguisaient pour implorer Dieu de faire tomber la pluie », ajoute t-il. Dans le monde musulman, l’Achoura marque le 10e jour du premier mois du calendrier et célèbre l’avènement de la nouvelle année. Moment de deuil pour les chiites, qui commémorent le martyr de l’imam Hussein, petit-fils du prophète Mahomet, c’est une période de jeûne facultatif de deux jours.
Au Sénégal, pays d’Afrique de l’Ouest en majorité sunnite où les musulmans (plus de 90% de la population) sont généralement adeptes de puissantes confréries locales, le côté festif, voire subversif, de la tajabone ne plaît pas à tous, notamment dans les milieux musulmans conservateurs dont l’influence est grandissante. Cette réticence provient du fait que « le tajabone est (…) un bricolage de la culture musulmane qui se veut rite d’inversion, notamment des codes vestimentaires, de subversion, le vol étant permis », souligne l’historien de l’université de Dakar Ousseynou Faye.
– Perruque et robe de grand-mère –
« Comme toute fête, elle se veut rite de communion, de lâcher prise, pour mieux préparer la société à retrouver sereinement et pour longtemps son harmonie », poursuit-il. Dans les médias sénégalais, plusieurs chefs religieux ont décrié cette manière festive de célébrer l’Achoura, estimant qu’elle doit être « un jour de deuil » et non de réjouissances. Ils dénoncent notamment le travestissement en homme ou en femme, interdit selon eux par le Coran, dans un pays où l’homosexualité est un tabou profondément ancré. « Beaucoup de rites locaux se sont greffés à l’Achoura. A part le jeûne musulman, tout est innovation » et donc banni par l’islam, affirme à l’AFP un chef religieux, Assane Seck. « Nous faisons le tajabone à la suite des anciens. C’est pour nous amuser », explique un pâtissier de 25 ans, Cheikh Oumar Sambou, arborant une perruque et une « robe comme (sa) grand-mère ». « Le tajabone est à perpétuer. C’est notre culture », affirme également Mame Abdou Tall, un étudiant de 16 ans, qui parcourt, robe multicolore et sac-à-main en bandoulière, le quartier semi-résidentiel de Dieuppeul au milieu d’une joyeuse bande de garçons.