Pour l’économiste sénégalais Ndongo Samba Sylla, la réforme du franc CFA en Afrique de l’Ouest, annoncée le 21 décembre 2019 par le président français Emmanuel Macron et son homologue ivoirien Alassane Ouattara, est loin d’être la panacée. Au-delà du symbole qui consiste à renommer «eco» la monnaie unique ouest-africaine, c’est tout un système qui doit être remis à plat, estime-t-il. Selon le coauteur, avec Fanny Pigeaud, de L’Arme invisible de la Françafrique. Une histoire du franc CFA (éd. La Découverte, 2018), les Etats africains devraient plutôt mettre en place des monnaies nationales souveraines.
Jeudi 16 janvier, le Nigeria et plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest, notamment anglophones, ont dénoncé la décision de remplacer le franc CFA par l’éco, et rappelé la nécessité de suivre la feuille de route pour l’établissement d’une monnaie unique dans la région. De quoi s’agit-il exactement ?
Le projet de monnaie unique pour les quinze pays de la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (Cedeao) date des années 1980 et a été reporté à plusieurs reprises. Mais en juin 2019, cette monnaie a été baptisée «eco» – qui est le diminutif d’Ecowas (Cedeao, en français). Selon la feuille de route, elle devait être gérée par une banque centrale fédérale et fixée, non pas à l’euro, mais à un panier de devises (euro, dollar, etc.). L’annonce d’Emmanuel Macron et d’Alassane Dramane Ouattara de renommer le franc CFA «eco» est une usurpation, un kidnapping. Mais à mon sens, l’eco de la Cedeao n’est clairement pas l’alternative qu’il faut pour les pays africains, car ils devront remplir des critères de convergence. Aujourd’hui, seul le Togo en est capable.
Que vont devoir faire les Etats pour remplir les critères de convergence ?
Le projet de la Cedeao s’inspire à 100 % de la zone euro qui avait établi un certain nombre de critères, les fameux critères de Maastricht [qui imposent la maîtrise de l’inflation, du déficit public, de la dette publique]. Or ils ne sont absolument pas adaptés à nos pays volatils. Le Cap-Vert, par exemple, a un taux d’endettement de plus de 100 %. Pour parvenir à moins de 70 %, il devra mettre en place un programme d’austérité. Tout comme la Gambie. Le Liberia, la Guinée, la Sierra Leone et le Nigeria ont des taux d’inflation à deux chiffres. Pour qu’ils descendent sous les 5 %, ils vont devoir mettre en place, eux aussi, des politiques d’austérité qui vont certes diminuer l’inflation, mais qui vont augmenter leur dette publique.
Que faudrait-il faire alors ?
Selon moi – c’est un point de vue très minoritaire –, on doit se demander si les Africains ont besoin d’une monnaie unique à quinze. Je ne le pense pas. De tous les travaux économiques qui ont été menés, aucun ne montre que les pays qui utilisent le franc CFA en Afrique centrale ou en Afrique de l’Ouest devraient partager la même monnaie. Car les critères d’une zone monétaire optimale ne sont pas remplis. D’un point de vue économique, chacun de ces pays devrait avoir sa propre monnaie nationale. Les avantages à maintenir le CFA sont inférieurs aux inconvénients.
Pour avoir une monnaie unique, il faut un taux d’échange important dans la zone comme c’était le cas pour la zone euro qui avait un taux de 60 %. Or le taux de commerce entre les pays africains est très faible, tout juste 5 %, en Afrique centrale. Le seul argument en faveur d’une monnaie unique serait peut-être qu’elle soit précédée d’un gouvernement unique avec un ministère des finances fédéral, capable de mener une politique de solidarité entre les pays.
Chaque Etat devrait donc avoir sa monnaie nationale ?
Oui, c’est important. Si vous n’avez pas votre propre monnaie nationale, vous ne pouvez pas assurer votre indépendance financière. A part les pays de la zone CFA, ceux de la zone euro et ceux de l’Union monétaire des Caraïbes orientales, tous les autres pays au monde ont leur propre monnaie nationale. Dans la logique de la finance globale, les Etats doivent être dessaisis du pouvoir de création monétaire qui revient in fine aux banques centrales dites indépendantes. Le pouvoir monétaire est beaucoup plus fort que le pouvoir budgétaire.
Quand il y a des crises, les Etats sont contraints à limiter leurs dépenses. La seule manière de réagir, c’est alors d’entreprendre des réformes structurelles, c’est-à-dire de diminuer le coût du travail et les charges pour les entreprises et de taxer les classes moyennes et populaires. C’est ce que nos dirigeants et nos économistes doivent comprendre. Il n’y a pas de démocratie si le peuple ne contrôle pas l’instrument monétaire.
N’y a-t-il pas un risque d’inflation voire de dévaluation si l’on met en place rapidement une monnaie flexible ?
En fait, le projet de l’eco n’est pas d’avoir une monnaie flexible, mais un ancrage fixe à un panier de devises et non plus uniquement à l’euro. Le Ghana et le Nigeria ont une tradition d’un taux de change flexible. Mais jusqu’à preuve du contraire, le Nigeria n’est pas intéressé par l’eco. Il abrite 200 millions d’habitants, 400 millions dans vingt-cinq ou trente ans. Il représente plus des deux tiers du produit intérieur brut de la Cedeao. Il n’acceptera jamais de faire partie d’une zone eco s’il n’a pas le leadership.
Quelles seraient les conséquences d’un eco faible pour les économies des pays concernés ?
Je n’aime pas ces notions de monnaie forte ou faible. Car, quand les monnaies sont trop fortes, on doit prévoir une dévaluation. Et avoir une monnaie qui se déprécie dans des pays qui importent, comme c’est le cas en Afrique où les produits exportés sont des produits primaires dont le prix est fixé à l’étranger, crée de l’inflation. Ce qu’il faut, c’est une monnaie souveraine, c’est-à-dire qui garantisse l’indépendance financière de l’Etat, qui peut financer les services publics, participer au développement économique, sans s’endetter en monnaie étrangère. Cela demande des réformes importantes du secteur bancaire. On peut se débarrasser de l’influence française, mais la souveraineté appartient aux banques, pas aux Etats. C’est beaucoup plus important que tout le reste.
Tract (avec Le Monde)