« Nous sommes en guerre ! »
Cette sentence a été, en substance, le sommet des allocutions présidentielles prononcées à la télévision, du reste, sans le panache gaullien, le souffle castriste ou encore le doux tragique senghorien. L’époque a changé. La duplication massive des déclarations et les multiples commentaires, qui les ont accompagnées, ont dilué l’aura qu’elles devaient tirer du désarroi mondial. Tout paraît tellement désincarné par la prééminence de l’accessoire et du faux-semblant sur l’essentiel. Il est heureux, soit dit en passant, que l’Africain Macky Sall et non moins président de la République du Sénégal partageât ses réflexions écrites face à la situation. Pour se ressaisir, les paroles officielles avaient tenté d’abord de caractériser avec gravité le fléau qui a pris le monde au dépourvu. Dans un florilège de curieux portraits-robots, l’ennemi public numéro 1 est décrit comme infiniment petit, invisible, sans passeport ni visa, ignorant les frontières et frappant, de manière rapide, brutale et indifférenciée, riches et pauvres. Et pour ne rien arranger, cet insolent microscopique avait déjà fait vaciller de puissants pays aux dispositifs sanitaires réputés très performants.
C’est, manifestement, la virulence létale du virus qui justifia les sorties vigoureuses de la fin de la première quinzaine de mars et leur sémantique martiale. En effet, de son foyer wuhanais en Chine, le mal s’était déjà propagé, de manière vertigineuse, aux quatre coins du monde. Personne n’en avait, véritablement, pris la mesure. Il est désormais communément identifié sous le nom de Covid-19, acronyme anglais signifiant en français maladie à coronavirus 2019. Malgré les nombreuses explications savantes qu’elle a suscitées, elle reste mal connue. Point de vaccin ; point de médicament, à ce jour. Les masques et tests, qu’on pouvait espérer élémentaires au regard des grands progrès d’une humanité à l’heure de l’intelligence artificielle, ont pu faire défaut dans des pays parmi les plus structurés et les plus aisés.
Des mesures spectaculaires furent prises : fermeture des écoles, des frontières et de certains commerces, annulation de grandes rencontres internationales et de grands événements scientifiques, culturels et sportifs, confinement, état d’urgence, couvre-feu… Les États recouvrèrent leurs puissants monopoles sans, toutefois, disposer du moindre antidote pour contenir la pandémie. Il fallait vite sublimer cette remarquable impuissance et rassurer les populations : le Léviathan les protège et les couvre de sa bienveillante autorité. Cependant, il ne serait pas malsain de songer furtivement à deux avatars : la populaire expression de la carotte et du bâton ou l’incontournable Surveiller et punir de Foucault. Car, oui, l’injonction « restez chez vous ! », d’une part, a été accompagnée d’une campagne de sensibilisation proche de la propagande totalitaire. La mise en scène de gestes dit barrières devint virale. Se laver les mains avec du savon ou une solution hydroalcoolique, éternuer ou tousser dans le creux de son coude, utiliser un mouchoir jetable, observer une distance sociale étaient érigés au rang de trouvaille brevetée. D’autre part, faute d’attestation dérogatoire pertinente, tout déplacement est interdit, sous peine d’amende. Cependant, dans de nombreux pays, le nouvel ordre est imposé à coup de matraque. Gare à ceux qui ne respectent pas le confinement et les couvre-feux !
L’adhésion massive des nations à la guerre mondiale contre la Covid-19, avec des armes aussi dérisoires, prêterait à sourire, si le bilan macabre n’était pas aussi vulgarisé. Ce 14 avril 2020 à 19h30, la Covid-19 a fait 121 897 morts dans le monde. De plus, des personnalités fort sympathiques et très inspirantes nous ont quittés, sans que l’hommage qui sied à leur séjour terrestre puisse leur être rendu. Les drames, qui frappent actuellement des millions de personnes à l’échelle du monde, sont incommensurables. Ils sont couverts de ces pudeurs typiques des détresses muettes et voisines du désespoir. Car au-delà de la mort, des inhumations sommaires, des deuils solitaires et des risques de contagion, l’isolement généralisé exacerbe toutes les précarités matérielles et morales, en mettant à nu la terrible angoisse de l’impuissance devant son propre sort, si ce n’est celle de la résignation face au désarroi d’un être cher.
L’Etat du Sénégal s’est montré bien inspiré dès les premiers effets de la pandémie sur son territoire, voire depuis le très pertinent refus du président de la République de faire rapatrier nos compatriotes d’un Wuhan au pic de la contagion. Avec son programme dit de résilience économique et sociale, des mesures sont prises dans l’esprit de soutenir la santé et les ménages, assurer la stabilité économique et financière et sécuriser l’approvisionnement du pays. Une union sacrée s’est également déclarée autour de l’élan national de riposte contre la maladie. A cela s’ajoute un nombre de cas identifiées et de décès encore relativement peu élevé en comparaison avec les pays les plus affectés. Beaucoup d’hypothèses ont été avancées pour expliquer le taux de morbidité faible en Afrique subsaharienne. Les plus scientifiquement plausibles semblent d’ordre immunologique ou en lien avec la jeunesse de la population du Continent. C’est, du moins, l’avis d’un ami médecin actuellement au cœur de la prise en charge de patients atteints de la Covid-19 dans une région très impactée. Il se dit peu convaincu par les suppositions liées à une barrière climatique tropical et balaye les considérations génétiques évidemment racistes. Quant à la prétendue compétitivité subite de notre système de santé, il la trouve franchement agaçante. Il serait indécent, pense-t-il, d’ignorer les nombreuses autres morts non imputables à la Covid-19 et de feindre d’oublier nos immenses défis en matière de santé.
L’autre indécence s’est manifestée dans les solidarités ostensibles, qui consiste essentiellement en denrées alimentaires et en produits hygiéniques pour des présumés plus démunis. La démence politicienne, démagogique et effrontée, qui gangrène le pays, a trouvé là un nouveau cheval de bataille et parvient à nous indisposer jusqu’aux confins de nos confinements. La cause de l’entraide pouvait être noble, si elle était exempte de calcul et de mise en scène autocentrée. Elle pouvait être salutaire, si elle prolongeait qualitativement et quantitativement la résilience des bénéficiaires. Elle pouvait, enfin, être légitime, si elle n’autorisait aucune interrogation sur les moyens des généreux bienfaiteurs. Mais, elle a été empressée, indiscrète, dérisoire et soucieuse de reconnaissance populaire. La solidarité est indispensable dans les moments que nous traversons. Nul n’en disconviendrait. En priorité, elle doit être le fait des pouvoirs publics qui, reconnaissons-le, font de leur mieux avec les contraintes inhérentes au fonctionnement de nos administrations. L’Etat du Sénégal, à travers la Force Covid-19, a pris d’importantes mesures dont le détail a fait l’objet d’une large diffusion. Les efforts individuels, auxquels chacun est socialement sommé de consentir, doivent se passer de démonstration grotesque d’égo. On remarquera que sur la liste des donateurs du Fonds Force Covid-19 établie par la Direction générale de la comptabilité publique et du trésor, les montants vont de 2000 (moins de 4 euros) à 1 milliards CFA (plus d’1,5 million €) et concernent, à ce jour, moins de 500 personnes. Tout Sénégalais, doté du moindre et quelconque revenu, a, dans son entourage, des parents, des amis et des connaissances fort dépourvus qu’il tient parfois en respect pour sa propre survie. Aucune fortune privée n’est en mesure de venir définitivement à bout de la précarité par la charité. Tout secours doit donc rappeler au donateur que sa supériorité n’est pas figée et qu’il peut se retrouver à la place de l’assisté, en situation de nécessiteux. Beaucoup d’adages, marqueurs de l’interdépendance communautaire, professent cette sagesse existentielle implacable. La gratitude reçue (ou donnée) ne doit pas créer des obligations dont on tirerait un ascendant définitif.
Les carences que révèle cette pandémie sont nombreuses et insoupçonnables. Elles se nichent, par exemple, dans les félicitations amplement méritées au personnel médical et paramédical. Le fait d’applaudir tous les soirs des travailleurs en mission de service public est bruissant de symboles. Des images et audios de soignants terrassés de fatigue et dépités par des manquements et des pénuries incroyables ont, pour sacrifier au lieu commun, ému la toile. Sur le plan économique, l’incertitude des prévisions du FMI et la récession déjà qualifiée d’historique en France préfigurent les déficits abyssaux à combler. Le jour d’après sera plein de ces vides. De cette drôle de guerre, la stratégie prospective ne saurait se limiter, après l’urgence de trouver un remède, à un retranchement dans le beau temps proverbial qui succède nécessairement à la pluie. Une locution latine célèbre nous dit : « Si vis pacem, para bellum » (littéralement « Si tu veux la paix, prépare la guerre »). La société post-Covid-19 sera forcément marquée du sceau de l’impréparation globale de cette guerre dont on expérimente actuellement les effets. Mais, quand la paix sera revenue, la pire des désillusions serait de réendosser notre hébétude de plus belle. Car, après avoir redécouvert le rôle de l’agriculteur, du pécheur, du soignant, de l’enseignant, de l’éboueur et de toutes les petites mains indispensables et peu valorisées, il restera si peu de fierté à tirer des privilèges d’une réussite confinée, insolente et spéculative dans un monde fragile et aliénant.
Latyr Diouf
(À Paris, le 14 avril 2020)