Mi-juillet 2020 à Paris, le New York Times, sous la plume de son journaliste nippo-américain Orimitsu Onishi, a consacré un dossier à la question raciale en France et comment la vivent les Noirs de France, exhortés à vivre un universalisme dont ils pensent (et voient?) qu’il ne marche pas. Tract à lu le dossier.
PARIS — En France, en grandissant, Maboula Soumahoro ne s’était jamais considérée comme Noire. Chez elle, ses parents immigrés mettaient l’accent sur la culture Dioula, du nom d’un groupe ethnique musulman de Côte d’Ivoire. Dans son quartier, elle s’identifiait comme Ivoirienne auprès des autres enfants d’immigrés africains.
Ce n’est qu’à l’adolescence — des années après que sa découverte de Whitney Houston, de Michael Jackson, du « Cosby Show » et du hip-hop l’ait fait « rêver d’être cool comme des Africains Americains » — qu’elle se mit à ressentir une affinité raciale avec ses amis, explique-telle.
« On est tous des enfants d’immigrés de la Guadeloupe, de la Martinique, de l’Afrique. On est tous un peu pas comme nos parents », se souvient Mme. Soumahoro, 44 ans, une experte des questions raciales qui a vécu dix ans aux États-Unis. « On est francais à notre nouvelle manière et on n’est pas des Français blancs. On a autre chose à la maison mais on se retrouve quand même, et c’est là que ça devient noir. »
En plus d’avoir alimenté de tumultueux débats sur le racisme, la mort de George Floyd aux mains d’un policier à Minneapolis a souligné l’émergence dans le débat African publique d’une nouvelle façon de penser la race en France, une nation où l’évocation des races et des religions est traditionnellement étouffée au profit d’un idéal selon lequel tous les citoyens partagent les mêmes droits universels, sans distinguer la couleur de peau.
Cet idéal a souvent été battu en brèche par la réalité, d’autant plus que la discrimination reste ancrée dans la société française malgré sa mixité de plus en plus importante, au point que certains se demandent si l’idéal universaliste ne serait pas moribond.
Aujourd’hui, ceux qui remettent en cause cet idéal avec sans doute le plus de véhémence sont des Français noirs dont la conscience raciale s’est éveillée ces dernière décennies — aidés en cela par la culture populaire des États-Unis, par ses penseurs, voire même par ses diplomates à Paris qui repéraient et encourageaient des jeunes leaders français et noirs il y a une dizaine d’années.
Qu’ils soient noirs ou blancs, ceux qui s’élèvent contre la remise en cause de la tradition universaliste y voient une forme d’ « américanisation » de la société française. Elle risque, selon eux, de fragmenter la France et constitue une menace aux principes fondateurs de la République bien plus déstabilisante que les récriminations récurrentes contre la multiplication des McDonald’s ou des blockbusters hollywoodiens.
Même les Français noirs qui sont inspirés par les États-Unis reconnaissent que l’Amérique est une société profondément faillible et violemment raciste. En France, les personnes d’horizons divers se mélangent bien plus librement, et même si des personnes noires y atteignent moins de postes prestigieux qu’aux États-Unis, tous les Français bénéficient d’un accès universel à l’éducation, aux soins médicaux et à nombre d’autres services.
« Quand je regarde les deux pays, je ne dis pas qu’un pays est meilleur que l’autre », dit Mme. Soumahoro, qui a enseigné les « African American studies » à l’université de Columbia et enseigne désormais à l’université de Tours. « Pour moi, ce sont deux sociétés racistes qui gèrent le racisme à leur façon. »
La plupart des nouveaux penseurs français des questions raciales sont des enfants d’immigrés originaires des pays de l’ancien empire colonial. Au sein de leur foyer, ils ont grandi avec une forte conscience de leurs différences ethniques. C’est au dehors, dans leurs quartiers et à l’école, qu’ils ont peu à peu développé une forme de conscience raciale partagée.
L’historien Pap Ndiaye — qui mena des efforts pour créer des cursus de « Black studies » dans les universités françaises, suite à la publication en 2008 de son ouvrage « La condition noire » — avoue n’avoir pris conscience de son identité raciale qu’après avoir étudié aux États-Unis dans les années 90.
C’est une experience que tous les Français noirs font quand ils vont aux États-Unis », dit M. Ndiaye, âgé de 54 ans et enseignant à Sciences Po. « C’est l’experience d’un pays où la couleur de peau est pensée et où elle n’est pas dissimulée derrière un discours de ‘color blind’. »
De père sénégalais et de mère française, M. Ndiaye est considéré métis en France, bien qu’il s’identifie comme un homme noir.
Sa vision du monde et de lui-mêmeétaient un affront radical à l’État français. Enraciné dans les Lumières et la Révolution, l’universalisme français a toujours considéré chaque être humain comme jouissant de droits fondamentaux tels que l’égalité et la liberté. En accord avec le principe qu’aucun groupe ne peut bénéficier de privilèges, il est illégal de collecter des informations relatives à la race, que ce soit pour le recensement ou presque toute autre raison officielle.
Le traitement inégal des femmes en France et des non-blancs dans ses colonies allait cependant à l’encontre de cet idéal universaliste.
L’universalité pouvait marcher assez facilement quand il n’y avait pas beaucoup d’immigrants, ou quand les immigrants étaient des catholiques blancs, » dit Gérard Araud, ancien ambassadeur de France aux États-Unis. « Mais face à l’islam d’un côté et aux Noirs africains de l’autre, le modèle atteint évidemment ses limites. Et donc le débat c’est, d’un côté cet universalisme qui est un bel ideal, mais de l’autre c’est comment en même temps se dire, oui, mais ça ne marche pas. »
Tania de Montaigne, une auteure française qui a écrit sur la question raciale, est d’avis que les Français noirs ne s’intégreront que par le droit et la citoyenneté. Selon elle, mettre l’accent sur l’identité raciale ferait des Français noirs des « outsiders » perpétuels d’une société où une écrasante majorité aspire à un universalisme aveugle aux couleurs.
« Ils disent qu’il y a quelque chose, où que tu sois dans le monde, quelle que soit la langue que tu parles, quelle que soit ton histoire, cette nature noire perdure », dit Mme. de Montaigne, qui a 44 ans et dont les parents sont de Martinique et de la République Démocratique du Congo. « Mais c’est justement comme ça qu’on rend impossible la question de la citoyenneté puisqu’il y a toujours quelque chose de moi qui ne sera jamais inclus dans la société. »
Aux États-Unis, beaucoup d’immigrés d’Afrique, des Caraïbes ou d’Asie acquièrent un sens partagé des questions raciales et prennent conscience du rôle qu’elles jouent en Amérique, où elles font partie intégrale des débats du quotidien.
Rokhaya Diallo, une journaliste de 42 ans et l’une des militantes anti-racistes les plus connues de France, explique n’avoir commencé à éprouver un sentiment d’identité raciale qu’une fois adulte, lorsqu’elle se retrouvait la seule personne noire dans un contexte universitaire ou professionnel. Elle a grandià Paris dans un immeuble habité principalement par des immigrés originaires d’anciennes colonies françaises d’Asie du sud-est.
La race de chacun n’était jamais évoquée. Mais Mme. Diallo, dont les parents sont de Sénégal et de Gambie, était toujours frappée par les rares apparitions de personnes noires à la télévision. Comme beaucoup d’autres nde sa génération, c’était une fan du « Club Dorothée », l’émission pour enfants. Mais elle n’a jamais oublié l’épisode — un vrai cliché colonial — où la présentatrice, une femme blanche, était plongée dans une marmite géante par trois hommes noirs.
« J’en parlais avec mon frère », dit Mme. Diallo. « On n’avait pas les mots, mais je me souviens que ça nous énervait, les cannibales, les Noirs bêtes, des choses comme ça. ».
A l’inverse, les shows télévisés américains diffusés par la suite en France comme « Le Prince de Bel-Air » ou « Le Cosby Show » mettaient en scène des personnes noires « bien dans leur peau », dit Mme. Diallo, qui ajoute que « tout ce que je voyais de positif des Noirs c’était des États-Unis. »
Grace à un programme gouvernemental américain, Mme Diallo, qui a fondé en 2007 l’association anti-raciste « Les Indivisibles », est partie aux États-Unis en 2010 étudier « la gestion de la diversité ethnique aux Etats-Unis ».
Mme. Diallo figure parmi plusieurs personnalités de premier plan ayant participé à ce programme américain, nourrissant au passage les craintes d’une « américanisation » de la société française, particulièrement parmi les français plus conservateurs.
L’ambassade américaine à Paris s’est mise à tendre la main aux minorités ethniques et raciales françaises après les attaques du 11 septembre, dans le cadre d’une politique internationale pour « gagner les coeurs et les esprits ».
L’ambassade proposait des programmes éducatifs sur des sujets comme la discrimination positive — un concept tabou en France — et réussissait à atteindre pour la première fois un public de Français non-blancs, explique Randianina Peccoud, qui supervisa ces progammes à l’ambassade et qui a pris sa retraite l’année dernière.
Mme. Peccoud, qui est originaire de Madagascar, une ancienne colonie française, identifiait aussi des leaders locaux comme Mme. Diallo au sein des banlieues, provoquant souvent la colère de responsables français et alimentant des suspicions tenaces.
« Ils avaient peur que les gens des banlieues commencent à avoir une petite conscience de leur propre situation dans la société française », dit Mme. Peccoud.
Les voyages aux États-Unis, centrés autour de thèmes comme le « community organizing » à Chicago ou la diversité, sensibilisaient les participants à une vision alternative de la société.
Almamy Kanouté, comédien, militant et leader au sein des manifestations actuelles contre les violences policières en France, s’est rendu aux États-Unis en 2011 pour étudier les politiques envers les nouveaux immigrés. A Minneapolis, il a rencontré un Laotien francophone dont l’origine était reconnue alors même qu’il était devenu citoyen américain — une situation à l’opposé des politiques d’assimilation françaises.
« Ici on veut nous noyer dans un seul corps et qu’on mette de côté notre richesse culturelle », dit Mr. Kanouté, 40 ans, dont ses parents sont maliens et qui a joué dans « Les Misérables », le film nominé aux Oscars. « Avec nous c’est pas possible. On est français mais on n’oublie pas ce qui nous complète. »
Pour des Noirs français plus jeunes, leur conscience de la race est issue en partie des travaux de générations antérieures. Binetou Sylla, 31 ans et co-auteure du livre « Le Dérangeur », sur la question raciale en France, se rappelle très bien avoir acheté la première édition de « La Condition Noire », l’ouvrage de M. Ndiaye. « Je l’avais dévoré », se rappelle-t-elle.
Rhoda Tchokokam, une autre co-auteure du livre âgée de 29 ans, a grandi au Cameroun avant d’immigrer en France à 17 ans. Sa conscience raciale est née en France, mais elle s’est véritablement développée lorsqu’elle est partie étudier deux ans aux États-Unis, où elle a vu tous les films de Spike Lee et découvert les travaux de Toni Morrisson et d’Afro-feministes comme Angela Davis et Audre Lorde.
« Quand je commence à rencontrer des Noirs en France, je commence à élargir un peu ma vision », dit-elle. « Je ne me pense toujours pas comme Noire parce que c’est un long process, où aujourd’hui je me définis comme Noire politiquement. À l’époque, je commence à être consciente et quand j’arrive aux États-Unis, c’est là en fait que j’arrive à mettre des mots dessus. »
Tract (Avec NYT)