« J’étais allongée là, immobile sur le lit de feuilles, baignant dans le sang de mon innocence bafouée, salie, crucifiée, les larmes coulant sans discontinuer de mes yeux grands ouverts. L’homme reprit ses esprits, se leva, se rabroua, l’air honteux. L’oncle Mani était de ma famille. Nos pères étaient frères. En tant que cousin, il était considéré comme mon propre frère dans la tradition de chez nous. Les questions sans réponse se répétaient dans ma tête comme une litanie. Comment pouvait-il me faire cela, à moi, sa petite sœur, comme il l’avait dit tantôt ? Pourquoi moi ? Pourquoi ? Pourquoi ? Quel mal avais-je commis ? Quel ancêtre avais-je offensé ? De quel horrible péché étais-je coupable ? »
Par Baltazar Atangana Noah
C’est l’histoire de Mado. Hospitalisée, elle replonge dans son passé si présent. Elle le raconte à certain moment avec humour. Le revit ceinte de remord, avant d’en ressortir certes controversée, mais fière de prendre conscience que « une nouvelle journée sur terre commençait (…) un jour de moins vers la délivrance, [son] repos éternel« . C’est une femme qui, désormais relique d’une vie menée entre luxure pour obtenir le luxe et sacrifices parfois inhumains pour se sortir de la pauvreté de Nkanè, raconte ses différentes aventures cocasses et rocambolesques. En effet, traumatisée par le viol de l’oncle Mani, les attouchements abusifs de son père ivre, ses différentes déceptions amoureuses, elle a choisi la prostitution comme alibi pour espérer prendre en charge ses sentiments, ses émotions, sa vie et son corps. Mais, au fil du temps, son corps finit par la trahir et la lâcher. Et, devant l’horreur d’avoir fait de son corps un « objet passif » et pas un « sujet actif » et autonome comme elle espérait, elle entreprend une auto-exorcisation des souffrances psychosomatiques dont elle est victime au soir de sa vie : conter son histoire !
Le motif de la prostituée qui raconte son histoire est un prétexte qui permet à Caroline Meva de dire et d’écrire le corps de la femme dans tout son charme, ses émotions, ses souffrances, sa sensualité, sa cruauté, sa beauté et par dessus tout sa fragilité. C’est un travestissement esthétique qui lui permet ainsi de rompre avec toute forme de paternalisme intransigeant.
Le « je » féminin (la voix de Mado) est une allusion certes à Mado, mais véritablement une allusion provisoire qui permet de dévoiler la voix de toutes les autres femmes dont les trajectoires ne sont pas différentes de la sienne. Ici, le « je »(la voix et l’histoire de Mado) révèle la souffrance du vécu social et sexuel des sujets minorés femmes qui, comme pour exprimer leur condition minoritaire et décider du sens à donner à leur histoire (vie) et à leur sexualité, se lancent dans la prostitution. Prostitution comme gage de survie dans une société phallocratique atroce, mais aussi un moyen pour se libérer de la domination phallique. Le but étant de soumettre et d’infantiliser l’homme de manière à ce qu’il soit désormais obligé de monnayer tout besoin de satisfaction de ses désirs sexuels avec une femme. Sans viol-vol !
De la renaissance du corps féminin…
Dans ce projet romanesque, Caroline Meva a créé un espace différentiel de libre expression dont le but est d’inverser la tendance dominante pour aller vers une fragmentation, une séparation, un émiettement non subordonnés à un centre ou à un pouvoir central de la traditionnelle et hégémonique phallocratie. Cet espace différentiel de libre expression textuelle est donc un contre-espace. Une manière de marge pensante, non plus à partir des marges de confinement du fait soit de l’orientation sexuelle dissidente ou encore de la position de sujet minoré femme, mais à partir des marges qui s’affirment, et se projettent en principe de différenciation, afin de légitimer une lecture de la société à partir des impossibles amours entre homme-homme, femme-femme ou une femme qui décide de sa sexualité représentés et/ou rendus possibles dans les œuvres littéraires.
Les supplices de la chair est une œuvre qui- même si la romancière camerounaise fait l’économie des scènes truculentes de violence, d’érotisme ou même d’obscénité- laisse entendre les sanglots des minorités généralement confinées aux périphéries (ghettos etc.) : les prostituées, les femmes violées, les homosexuels, les transgenres et toute la batterie. Ici, l’acte d’écriture de Caroline Meva nous suggère de faire des conjectures sur l’avenir et potentiellement le devenir du contexte social africain francophone en général, camerounais en particulier, brodé sur le mode kafkaïen, concernant les pratiques sexuelles et les transgressions identitaires.
Il s’agit, à travers la narration d’une trajectoire singulière (celle de Mado), de laisser transparaître d’autres histoires, d’autres vies construites, détruites, reconstruites et assumées, qui vont se transformer en une résistance sociale, politique et sexuelle de non catégorisation. En somme, c’est dire que les sexualités marginales et débridées seront toujours interrogées; et qu’il y aura toujours la possibilité de construire des aventures romanesques qui mettent en scène de nouvelles représentations du corps féminin et masculin que l’on ne confinera plus dans le domaine du tabou, du « ça » dans la littérature africaine francophone en général, et camerounaise en particulier.
Baltazar Atangana Noah, dit Nkul Beti, est écrivain, critique littéraire et chercheur associé à l’Institut Mémoires de l’Edition Contemporaine. Il a publié Aux Hommes de tout… (2016) et Comme un chapelet (2019). (noahatango@yahoo.ca)