Louis-Paul Ndiaye a vécu une enfance heureuse sur l’île de Fadiouth, célèbre pour ses rues jonchées de coquillages et son cimetière mixte où reposent côte à côte chrétiens et musulmans. « Nous, les jeunes catholiques, allions à la mosquée, et les musulmans nous accompagnaient à la messe, témoigne-t-il. L’important, ce n’était pas notre religion, mais plutôt d’être ensemble ! » Les catholiques sont ultra-minoritaires au Sénégal (5 % pour 94 % de musulmans, selon les chiffres officiels). Mais l’homme de 31 ans, devenu vicaire, assure n’avoir jamais eu de problème en raison de sa religion.
Dans une Afrique secouée par de nombreux conflits, le Sénégal cultive avec fierté son modèle de tolérance : depuis son indépendance, acquise en 1960, ce pays — le deuxième parmie les plus religieux du monde derrière l’Éthiopie, selon le Pew Research Center — n’a connu aucun conflit interethnique ou interconfessionnel, ni aucun coup d’État.
« La chance que nous avons, c’est que dans pratiquement toutes les familles, on retrouve des gens de différentes confessions, explique Louis-Paul Ndiaye. J’ai une tante convertie à l’islam. Chaque année, des gens quittent la religion musulmane pour devenir chrétiens. » Ce sont majoritairement des femmes, car l’islam interdit à une musulmane d’épouser un non-musulman. « Nous allons à la fête du mouton, et les musulmans fêtent Noël avec nous. S’il y a un événement malheureux chez eux, nous nous faisons un devoir de porter nos condoléances. »
Premier président de la République, Léopold Sédar Senghor se voit souvent attribuer la paternité de cette « exception sénégalaise ». Persuadé qu’un pays né dans la violence partait sur de mauvaises bases, il négocie l’indépendance en quelques minutes avec le général de Gaulle, dont il était ministre. Il interdit les partis religieux et fait du wolof la langue nationale.
En tant que catholique, M. Senghor est perçu comme neutre dans un pays dominé par deux confréries soufies prônant la convivialité : les Mourides et les Tidianes, dirigées par d’influents marabouts. Il règne sans histoires pendant vingt ans, et entretient même une amitié avec Serigne Fallou Mbacké, calife mouride. Une bonne représentation de la laïcité sénégalaise : l’État se tient à équidistance des religions, tout en ayant des liens forts avec elles. Aujourd’hui encore, le gouvernement assiste à toutes les cérémonies religieuses.
Des brèches dans le vivre-ensemble
Les relations interconfessionnelles au Sénégal ne sont pourtant pas un long fleuve tranquille. Depuis une trentaine d’années, de nouveaux mouvements plus rigoristes, proches des Frères musulmans, se sont installés. Ils contestent la domination des confréries soufies sur l’islam et prônent un rapport plus direct avec le divin, sans l’intermédiaire des marabouts. Les tensions ont été sans gravité, mais personne n’est dupe : les particularismes locaux peuvent voler rapidement en éclats dans un monde où la radicalisation s’opère sur Internet, et où le voisin malien fait l’amère expérience de l’intégrisme.
En 2016, une étude du Timbuktu Institute notait que 10 % des jeunes des banlieues de Dakar seraient prêts à rejoindre un groupe radical dans le but de « défendre l’islam ». Le pays juge actuellement un imam de la ville de Kaolack, Alioune Badara Ndao, accusé avec 29 autres personnes d’apologie du terrorisme et d’appartenance à un réseau terroriste. Un Franco-Sénégalais revenu de Syrie, a été condamnée lundi à 15 ans de travaux forcés (voir encadré).
Un troisième réseau d’écoles, parallèle aux systèmes public laïque et privé catholique, est source d’inquiétude chez une partie de la population : les écoles coraniques ou daaras, où l’on enseigne souvent uniquement le Coran, hors de tout contrôle gouvernemental. « Certains maîtres coraniques obtiennent la garde d’enfants de familles rurales pauvres et les font mendier toute la journée », explique Abderrahmane Kane, premier adjoint au maire de Médina Gounass, banlieue dakaroise de 35 000 habitants.
M. Kane a fondé l’Association pour le développement par l’éducation et la réinsertion, qui enseigne le français et fait la promotion des droits de l’enfant dans 12 daaras. Elle trouve aussi des familles qui parrainent des enfants de ces écoles, afin de les intégrer à la vie du quartier. « Lorsqu’ils ont une famille adoptive, ils se font des amis, soutient-il. On organise des tournois de football, où ils se rendent compte qu’eux aussi peuvent gagner. »
À une toute autre échelle, l’État a dû pragmatiquement se résoudre à un certain retour du religieux à l’école laïque, dans un pays où foi et éducation ne font pas toujours bon ménage. « Les parents musulmans sont obligés de faire apprendre le Coran à leurs enfants, souligne Abderrahmane Kane. Beaucoup d’entre eux préfèrent donc les envoyer à l’école coranique plutôt qu’à l’école laïque… Les défenseurs des droits de la personne dénoncent depuis longtemps cette situation, qui crée deux classes de citoyens. » Bien que se disant non pratiquant, il voit d’un bon oeil la reprise en main de l’enseignement de la religion par l’État, puisque cela pourrait ramener des enfants dans le giron du système public.
Même enthousiasme du côté du Cadre unitaire de l’islam, organisation qui réunit des penseurs et chercheurs des confréries et des associations islamiques. Elle a été lancée en février dans le but affirmé de promouvoir le vivre-ensemble au Sénégal, et souhaite mettre à la disposition du système scolaire des manuels enseignant le message des érudits du soufisme sénégalais : « On pense que le système éducatif doit être nourri de leur enseignement de paix, de tolérance et de bonne gouvernance, en plus de celui des philosophes européens, indique le secrétaire général Cheikh Gueye. Les idéologies radicales ont gagné un peu de terrain, et il faut trouver de nouvelles réponses. »
Et, aussi, cultiver les anciennes méthodes, en relançant le dialogue interconfessionnel. « Notre association parvient à réunir autour d’une table des chiites et des sunnites, des wahhabites et des soufis, note M. Gueye. Ça peut sembler exceptionnel ailleurs, mais au Sénégal ça ne l’est pas. » Le vivre-ensemble, c’est aussi partager de petites victoires.