[Tract] – Course aux cachets, pari sur le streaming, sonorités nouvelles… La capitale économique ivoirienne attire de plus en plus d’artistes de l’Hexagone.
William Adou est un fan comblé. Pendant plus d’une semaine, il a traqué sur Instagram les publications du rappeur français Niska. L’artiste était de passage à Abidjan, début février, pour y enregistrer un morceau et un clip. En croisant ses traces numériques avec celles laissées par des proches du chanteur et certains producteurs ivoiriens, le jeune homme a fini par décrocher une photo avec le « Charo ». Un selfie de plus après ceux pris avec Kaaris, Ninho et la rappeuse Le Juiice. « Tous faits ici ces dernières semaines, même plus besoin d’aller à Paris pour les voir ! », fanfaronne William Adou.
Privés de concerts et de showcases dans l’Hexagone en raison de la pandémie de Covid-19, les artistes français sont de plus en plus nombreux à venir à Abidjan pour retrouver la scène et l’énergie du public. Passé le pic épidémique du printemps 2020, la Côte d’Ivoire a très tôt rouvert ses salles de spectacle, ses bars et ses boîtes de nuit. En décembre, d’immenses affiches recouvraient les murs et les panneaux de la ville pour annoncer la venue de Gims et de Ninho. Au même moment, des spots tournaient en boucle à la radio pour le « premier concert en Afrique » de Koba LaD, jeune rappeur de l’Essonne.
Un investissement à moyen terme
Qui dit retour à la scène dit aussi rentrée d’argent. Si le streaming a remplacé en partie les ventes d’albums, les concerts restent une source de revenus importante pour les rappeurs. A Abidjan, les cachets vont de 20 000 à 100 000 euros pour un concert, « sans compter les VHR [voyage, hôtel, restauration] pour l’entourage », explique un booker de la sous-région. Souvent, des responsables politiques ivoiriens de premier plan – ou leurs enfants – jouent les mécènes et cofinancent la venue des artistes ou le spectacle.
Mais les concerts ne servent pas qu’à alimenter une trésorerie asséchée par la pandémie : certains y voient aussi une forme d’investissement à moyen terme. « Aujourd’hui, ça ne streame pas encore en Afrique de l’Ouest, mais quand ça va démarrer, les rappeurs français venus ici élargir leur “fan base” vont pouvoir récolter ce qu’ils auront semé », explique Mamby Diomandé, le jeune directeur « Live & Brands » de Universal Music Africa. Pour lui, l’arrivée en Côte d’Ivoire des géants Apple Music (en 2020) et Spotify (d’ici à la fin de l’année) sont des « signes évidents » de la vitalité du marché local et de la professionnalisation de l’industrie musicale du pays. Les majors américaines Universal Music et Sony Music ont chacune installé un bureau à Abidjan.
Reste que pour beaucoup de gens du milieu, la course aux cachets ou le pari sur le streaming ne suffisent pas à expliquer l’attractivité de la capitale économique ivoirienne. S’il n’y avait que ça, « il y aurait concurrence avec le Maghreb, Dakar, Douala, Conakry ou Bamako ; or ils sont tous ici, tout le temps », remarque Lucas Maggiori, réalisateur de clips installé à Abidjan et directeur artistique de YouTrace, une chaîne de clips afro-urbains : « C’est avant tout une énergie et une rythmique qu’ils viennent chercher ici. Ils se retrouvent dans l’émulation musicale de la scène ivoirienne et notamment celle du rap, qui évolue très rapidement. »
« Ils sont accueillis à bras ouverts »
En quelques années, cette musique est parvenue à se faire une place entre le zouglou et le coupé-décalé, les deux genres tout-puissants de la culture musicale ivoirienne. Il a même un nom : le « rap ivoire ». « Sa grande force, c’est qu’il s’inspire des deux autres tout en gardant une vraie teinte “street” », souligne Lucas Maggiori. Et les artistes français adorent. Kaaris, le rappeur de Sevran, vient d’enregistrer un morceau avec l’artiste local Suspect 95 « après avoir kiffé ses sons », selon un proche du chanteur français. Niska, lui, s’est rapproché de Fior 2 Bior pour un remix d’un tube de l’Ivoirien. Ils ont également tourné un clip ensemble dans les rues d’Abidjan.
« Les rappeurs sont à la recherche de sonorités nouvelles et celles d’ici leur parlent », explique Nadeige Tubiana, directrice régionale de Trace, un média musical très implanté en Afrique de l’Ouest et en France. Cela coïncide également avec une revendication plus assumée des liens qui les unissent au continent africain. Pour cette observatrice avertie des scènes afro-urbaines des deux côtés de la Méditerranée, « il y a une fierté retrouvée pour eux à puiser dans des sonorités africaines, à venir les chercher sur place eux-mêmes et à en faire des tubes en France ». De plus, « ils sont accueillis à bras ouverts, comme des enfants du pays », observe Lucas Maggiori.
Certains artistes n’hésitent pas à multiplier les allers-retours. Né sur les bords de la lagune Ebrié, à Cocody, Kaaris est aujourd’hui un habitué des plateaux télé ivoiriens et de la station balnéaire d’Assinie. D’autres se sont même installés une partie de l’année à Abidjan, à l’instar du rappeur Youssoupha, pourtant d’origine congolaise. Son dernier clip, Astronaute, a été presque intégralement tourné dans la capitale économique ivoirienne. Une aubaine pour William Adou et son petit « hall of fame »..
D’après Le Monde