Voici le texte du discours prononcé par de Gaulle, président du Conseil, à Brazzaville lors de sa tournée en Afrique en août 1958, à la veille du référendum du 28 septembre.
«Pour moi, dans ces lieux historiques, que de souvenirs remontent dans mon esprit et dans mon cœur, souvenirs que nous avons symbolisés tout à l’heure, quand nous sommes allés nous incliner devant la stèle élevée à la mémoire du gouverneur Félix Eboué; que d’émotions, l’accueil magnifique que m’a fait la population de Brazzaville depuis hier soir…
En vérité, jamais la France ne fut plus fière de l’œuvre africaine qu’elle a accomplie, qu’elle a accomplie par l’effort de ses administrateurs, de ses soldats, de ses bâtisseurs, de ses professeurs, de ses missionnaires, avec le concours des hommes de ce pays, dans une atmosphère de sympathie, d’amitié, d’unité qui s’est révélée si souvent, et d’abord dans le sang, sur les champs de bataille.
Pourquoi la France renierait-elle son œuvre africaine en dépit de certaines démagogies qui ne font que couvrir divers impérialismes? Cette œuvre, elle ne la renie pas, elle est prête aujourd’hui à la poursuivre dans des conditions tout à fait nouvelles, qui sont imposées par l’évolution des peuples et par le mouvement général du monde. Quelles conditions?
En voici deux:
La première de ces conditions, c’est qu’il est naturel et légitime que les peuples africains accèdent à ce degré politique où ils auront la responsabilité entière de leurs affaires intérieures, ou il leur appartiendra d’en décider eux-mêmes. Bref, de se gouverner eux-mêmes.
Le deuxième principe est cette règle qui s’impose à tous les esprits de bon sens, que dans un monde comme il est, il est nécessaire que s’établissent de grands ensembles économiques, politiques, culturels et du besoin de grands ensembles de défense.
C’est le deuxième principe que le gouvernement de la République, sous ma direction, met à la base des propositions qu’il va soumettre dans peu de temps au suffrage de tous les citoyens des territoires d’Afrique et des citoyens de la métropole.
Quelles propositions, quel projet va être soumis au choix libre et conscient de tous? C’est celui de la communauté. Ce qui est proposé, c’est que la métropole et les Territoires d’Outre-Mer forment ensemble une communauté dans laquelle, je le répète, chacun aura le gouvernement libre et entier de lui-même, et dans laquelle on mettra en commun un domaine qui, dans l’intérêt de tous, comprendra la défense, l’action extérieure, politique, économique, la direction de la justice et de l’enseignement et des communications lointaines.
Cette communauté aura des institutions: un président de la communauté, un conseil exécutif de la communauté qui réunira les chefs de gouvernement avec les ministres chargés des affaires communes, et un Sénat de la communauté, formé par les représentants de tous les territoires de la métropole, qui délibérera des affaires communes; enfin, une cour d’arbitrage pour régler sans heurts les litiges qui pourraient se produire.
Cette communauté-là, je vais la proposer à tous et à toutes ensemble, où qu’ils soient. On dit: «Nous avons droit à l’indépendance.» Mais certainement oui. D’ailleurs, l’indépendance, quiconque la voudra pourra la prendre aussitôt. La métropole ne s’y opposera pas.
Un territoire déterminé pourra la prendre aussitôt s’il vote «non» au référendum du 28 septembre. Et cela signifiera qu’il ne veut pas faire partie de la communauté proposée et qu’il fait en somme sécession. Cela signifiera qu’il veut poursuivre son chemin lui-même, isolément, à ses risques et périls. La métropole en tirera la conséquence et je garantis qu’elle ne s’y opposera pas.
Mais si le corps électoral, dans les territoires africains, vote «oui» au référendum, cela signifiera que par libre détermination, les citoyens ont choisi de constituer la communauté dont j’ai parlé. Alors cette communauté sera instituée. On la fera fonctionner. Je suis sûr que ce sera pour le bien de tous.
Mieux même; à l’intérieur de cette Communauté, si quelque territoire au fur et à mesure des jours, se sent, au bout d’un certain temps que je ne précise pas, en mesure d’exercer toutes les charges, tous les devoirs de l’indépendance, eh bien! il lui appartiendra d’en décider par son Assemblée élue et, si c’est nécessaire ensuite, par le référendum de ses habitants. Après quoi, la Communauté prendra acte, et un accord réglera les conditions de transfert entre ce territoire, qui prendra son indépendance et suivra sa route, et la Communauté elle-même.
Je garantis d’avance que dans ce cas non plus la métropole ne s’y opposera pas. Mais, bien entendu, la métropole elle aussi gardera à l’intérieur de la Communauté la libre disposition d’elle-même. Elle pourra, si elle juge nécessaire, rompre les liens de la Communauté avec tel ou tel territoire, car il ne peut échapper à personne que la Communauté imposera à la métropole de lourdes charges, et elle en a beaucoup à porter.
Je souhaite de tout mon cœur qu’elle persévère dans cette communauté, qu’elle continue à porter ses charges, qu’elle le puisse et qu’elle le veuille, mais bien entendu, elle se réservera elle aussi la liberté de ses décisions.
Voilà quelles sont les conditions dans lesquelles, je le crois, je l’espère, nous allons former cette communauté franco-africaine qui me paraît indispensable à notre puissance politique commune, à notre développement économique commun, à notre développement culturel et, si c’est nécessaire, à notre défense, parce que nul n’ignore qu’il y a de grands dangers qui sont latents dans le monde, de grandes menaces qui pèsent au-dessus de nos têtes, et en particulier de grandes menaces qui pèsent sur l’Afrique.
Il y a d’ailleurs dans le monde, particulièrement en Asie, de grandes masses humaines qui cherchent à s’étendre, faute d’avoir chez elles les moyens suffisants de vivre.
Bien entendu, ce processus se couvre, comme toujours depuis que les hommes sont hommes, d’un paravent idéologique. Mais, derrière cette idéologie, il y a comme toujours l’impérialisme des intérêts et, en outre, une tentative de trouver à l’intérieur de ces territoires une tête de pont politique qui facilitera l’accès et au besoin l’invasion.
Cela est clair.
Quand on est un homme, et un homme libre, on n’a pas le droit de se le dissimuler, et c’est la raison pour laquelle également la France offre aux Africains, vous offre, un ensemble commun, cet ensemble commun avec elle en particulier pour pouvoir détourner cette menace.
J’ai parlé. Vous m’avez entendu. Les Africains choisiront. De toute mon âme, je souhaite qu’ils choisissent ce que je vais proposer.
Je le souhaite pour eux.
Qu’ils me permettent de le dire, car il y a assez de liens entre eux et moi pour que je puisse leur parler franchement, loyalement, d’homme à homme.
Je puis, je le souhaite pour la France, car son oeuvre doit se poursuivre, et pour qu’elle veuille le faire, malgré toutes les charges, il faut qu’elle s’y sente appelée par la sympathie, l’amitié de ceux qui vivent en Afrique.
Enfin, je le souhaite pour le monde qui a grand besoin de voir s’établir sur les bases fermes la coopération de ceux qui veulent être et rester libres.
Vive l’Afrique! Vive la République! Vive la France!»
Charles de Gaulle