Inventaire des Idoles : « Soda, le don et la grâce »

Bien en peine seraient ceux qui essayeraient de savoir à quoi Soda Mama Fall doit sa grâce et les propos louangeurs unanimes sur sa personne. Ils seraient comme des chercheurs d’or, les mains occupées à creuser, exténués à draguer le sol, alors qu’il suffit de contempler le lingot tout affiné, là, là-devant. Du couple entre le don et la grâce, les gouvernants politiques ont fait de mauvais usages autoritaires et religieux. Autrement, le duo est toujours assorti. C’est le privilège dont jouissent ceux qu’on aime sans jamais savoir pourquoi, dans l’évidence d’une idylle. Il est des mystères comme ça, qu’on se plaît à ne pas déranger, comme des trésors qui ne livrent leur sel que bien cachés dans leur écrin. Tel est ce recueillement quasi-national, qu’inspirent l’esthétique et l’aura de Soda Mama Fall.

Peut-être qu’il se trouve – je ne sais – dans son regard, un point de douceur qui invite à la sérénité, mieux, à la joie, presque à la gratitude ? Les traits épurés, gracieux, ce visage sur lequel le temps n’a qu’une infime emprise, et encore, resplendit-il sa beauté pour tout sévices. Cela expliquerait-t-il tout ? Pas si sûr. Peut-être ce visage, qui se borne à demeurer si naturel, si insolemment inaltéré, si prodigieusement serein, résistant aux artifices, est-il une rébellion contre le dogme des apprêts du Dieu-maquillage tellement en vogue ? Nul ne saurait le dire. A quelque méconnaissance, chipoter est bon. Et si c’étaient ces longues tuniques, aux couleurs unies de grande royale, ces foulards, assortis si biens noués, cette forme d’élégance, offerte, ce port de tête, espiègle, ces lèvres, graciles, ce cou, serpenté de plis. Je m’égare mais je ne sais toujours pas. Allez, je me résigne. J’opte pour la contemplation gratuite, j’ai appris de Sartre ce mot devenu, à bien des égards une devise : « Glissez mortels, n’appuyez pas. ». J’ai encore appris de Desproges que la « beauté était le privilège le plus exorbitant ».

Je l’ai déjà dit, écrit et chanté – Internet m’en sera témoin – mon amour pour Soda Mama Fall. J’aime songer à elle. Son allure de mère aimante a toujours calmé mes pulsions rebelles, bassement viriles ou juvénilement contestatrices. Si, à l’école prétentieuse des Livres, j’ai appris, l’insoumission, la méfiance et la défiance, instruit qu’il fallait les appliquer à tout pour convoiter la liberté, je dois dire que je ne peux rien reprocher à SMF, sinon l’aimer, défaillir, accepter de perdre pied ; elle que je vois comme une promesse vague d’un idéal de femme qui, les nuits de solitude, les jours sombres, s’invite dans la chambre de Baudelaire ou de Cheikh Moussa Ka, en muse éternelle et providentielle. J’ai cru déceler, avec beaucoup de peine, vivant en France, le malaise et la détresse de beaucoup de femmes noires, s’estimant délaissées et dépréciées. Allant jusqu’à renoncer, dans une défaite âcre et silencieuse, à leurs charmes, car toujours réduites aux stéréotypes d’invendues du marché de l’amour à tendance hystériques. Quoiqu’elles en disent, quoique l’époque change, et que le discours s’inverse, on peut percevoir cette douleur de la haine de soi encore palpable. Entouré de femmes noires, amies, amantes, sœurs, j’ai été tour à tour lâche, fuyant, imperméable à cette souffrance indicible. Jusqu’à y être plus sensible grâce à Soda mama Fall.

Elle me rappelait qu’à l’image de Sali, la bonne de mon adolescence, et de bien d’autres femmes aimées, il y avait un détail chez beaucoup de femmes noires, mais pas seulement, entre la simplicité presque nue et l’indéchiffrable charme, qui restait la parcelle inviolée par les réputations et les assignations. Sans les discours sur les canons de la beauté, les militantismes « capillaires » qui enjambent la question économique ; toutes ces nouvelles idéologies si maladroitement émancipatrices, mais si assurément aliénées par les mondialisations dystopiques de Joseph Tonda, il y a peut-être une thérapie peu couteuse. Ni dans le fantasme des origines, ni dans la dilution dans la mode, mais dans la culture d’un naturel, pleinement, dans un temps du monde. Soda Mama Fall sera oubliée des égéries afro de la scène de Paris et de New-York. Elle est comme les tailleurs africains qui travaillent les wax depuis des lustres pour des pécules ridicules, elle sera victime de l’appropriation culturelle admise, celle de la connivence de race, broyée par l’intersection. Le wax enrichit les créateurs parisiens, possiblement, sinon toujours afro, autant qu’il appauvrit le tailleur de Koumpentoum. La belle ironie : il y a dans la communauté des meurtres admis, requalifiés en union salvatrice.  Mais SMF vaut toutes les beautés du monde, et inversement. Hors des foires d’empoigne, elle résiste, dans ce huis-clos national ou africain, si déconsidéré par ceux qui s’en revendiquent pour l’ascendance, à partir des diasporas déchirées. C’est dans notre temps agité de spasmes identitaires, une belle carte de visite du Sénégal, l’authentique sans la fermeture, « l’universel sans le mur » ! S’aimer, c’est moins « savoir » le faire, que le « pouvoir ». Il suffit souvent de se déshabiller des artifices, politiques plus que vestimentaires, pour être soi : c’est l’évidence de ce don et de cette grâce que Soda Mama Fall s’emploie, depuis des années, à nous offrir.

Elgas