- On se contente de décrier la « baisse » du niveau de nos apprenants sans se demander quelle est la part du système dans cette baisse jugée vertigineuse. Parmi les facteurs généralement évoqués, il y a le peu d’intérêt que les apprenants ont pour les études. Nos élèves passent, en effet, plus de temps sur les réseaux sociaux et sur la toile, de façon plus générale, qu’à lire leurs livres et cahiers. C’est là une explication trop simpliste et qui a l’intérêt de dédouaner la communauté sur sa responsabilité pourtant indiscutable : ce sont donc les apprenants qui sont fautifs, pas le système ! Mais la vérité n’est jamais simple : le système éducatif sénégalais (les contenus, la pédagogie, etc.) stagne et est incapable d’innover profondément.
L’éducation est trop précieuse, pour être délaissée à l’amateurisme : elle doit suivre les innovations scientifiques et technologiques pour les incorporer au lieu de se laisser parasiter par les éventuelles dérives de celles-ci. L’école doit avoir les moyens de traquer ses propres dérivés et d’en faire profiter au système. Les réseaux sociaux ne sont pas fatalement un obstacle à l’acquisition de connaissances et à la formation. La révolution sociétale qui s’opère sous nos yeux ne peut pas laisser indemne l’école. On ne peut donc pas faire fi de cette révolution et continuer à enseigner comme on enseignait il y a quarante ans. L’enseignement doit toujours s’adapter aux nouveaux besoins de la société, il doit parfois emprunter à celle-ci ses problèmes, ses joies, ses peines, ses passions et ses crises pour être en mesure de les comprendre, de les solutionner ou de les rendre possibles sans risque majeur pour la société.
Un professeur de lettres qui veut régler les problèmes de langue de ses apprenants peut parfaitement passer par les forums sur internet pour élaguer ces difficultés. Demander à ses apprenants de relever les fautes de grammaire, les problèmes de syntaxe contenus dans une discussion d’un forum, les inciter à initier des sujets de discussion sur les forums et de les rapporter en classe pour étudier des cas concrets de problèmes de langues, etc. Cette façon d’apprendre pourrait être facilitée par la mise à disposition de tablettes aux élèves. Que l’on ne me parle surtout pas de coûts élevés ! Bref, les astuces ne manquent pour adapter les objectifs pédagogiques à la curiosité « communicationnelle » des élèves.
L’usage du téléphone portable sans puce en classe dans un lycée connecté au wifi pourrait remplacer l’usage universel de l’ordinateur par les élèves (puisque nous sommes dans un État où les priorités sont orientées dans le folklore). L’intranet du ministère de l’enseignement connectant les Lycées et collèges devrait être un rempart contre les éventuels risques de détournement et de divertissement des élèves en plein cours. Les cours de français, d’anglais, d’histoire et de géographie et même de philosophie devront dans l’avenir se faire dans des salles informatiques ou, en tout cas, avec des tablettes pour élèves. La relation affective que l’apprenant entretient avec son téléphone ou sa tablette doit être utilisée, squattée et instrumentalisée par l’école. Psychologiquement un élève qui n’est pas motivé est une aporie voire un mur pédagogique : on ne peut rien lui inculquer.
La relation passionnelle, voire fusionnelle que les jeunes ont avec les technologies de l’information et de la communication n’est pas forcément un obstacle, c’est même une chance, un gisement à exploiter par l’école. Il suffit simplement de déménager les contenus pédagogiques de certains supports pour les loger dans les nouveaux supports que le jeu, le folklore et les dérives disputent à l’école. Si nous voulons léguer à nos descendants l’école qu’ils méritent et qu’ils aimeront, il nous faut la mouler dans notre vécu tel qu’il est aujourd’hui par et dans les TIC et les autres innovations ou secteurs de la vie de la communauté.
Dans nos enseignements nous voulons toujours tout faire et ce, de manière trop souvent très théorique. Pourtant même la philosophie peut avoir un recours fécond aux TIC : les ressources pédagogiques fleurissent de partout et sont de toute sorte. Nous n’avons donc pas le droit de nous marginaliser et de nous enfermer ad vitam aeternam dans le monde trop austère des livres. L’intelligence tactile, la cyberculture, l’intelligence relationnelle virtuelle ne peuvent aucunement constituer une menace contre la culture : la cyberculture fait partie de la culture comme la « culture » hip-hop en fait partie. Le virtuel offre des possibilités infinies dans la recherche des révolutions pédagogiques qu’attend notre communauté de façon impatiente. Les problèmes que pose le virtuel, les dérives des réseaux sociaux doivent devenir des problèmes philosophiques, mais aussi des prétextes pédagogiques pour beaucoup de cours dans les séries littéraires et même dans celles scientifiques.
Les thèmes de la vie sociale (nature et culture, les normes, la liberté, l’individu et la société, l’État, etc.) de l’épistémologie, de l’art peuvent parfaitement être pris charge avec les supports des TIC. La société n’est plus ce qu’elle était naguère, les TIC font désormais partie des mécanismes de socialisation et/ou de désocialisation. La culture (langage, communication, travail, normes, créations matérielles et immatérielles) ne peut plus être conceptualisée comme elle l’était à l’époque d’Aristote. Lui au moins a pensé son époque, c’est nous qui ne sommes pas en mesure de comprendre la nôtre et de la théoriser. Le lien étroit entre cultures, mondialisation et internet doit nous inciter à méditer davantage la question de l’unité du genre humain par-delà la diversité des opinions, des cultures et des langues. Que sont aujourd’hui les normes sociales face au virtuel où la liberté est presque absolue ? La déviance et la marginalité ont changé de forme et de contenu : nous sommes très en retard sur la marche de notre société.
La frilosité envers les TIC cache mal un malaise de notre système éducatif et de notre société : ils peinent à s’adapter aux nouveaux enjeux. Il ne faut jamais oublier que l’école est la rencontre entre les adultes et les jeunes ; donc entre le présent et le futur. Les peurs et les complexes des adultes, leur incapacité à prendre en charge la vitesse de la modernité ne doivent pas être un obstacle à l’épanouissement intellectuel des jeunes. La réussite de toute société passe par la dialectique entre le conformisme et l’anticonformisme ; entre le conservatisme et l’innovation. Les grands progrès du monde sont tributaires du génie qu’a chaque peuple ou chaque époque de faire cette symbiose entre deux exigences apparemment antinomiques.
Alassane K. KITANE
Professeur au Lycée Serigne Ahmadou Ndack Seck de Thiès
Président du Mouvement citoyen LABEL-Sénégal
Membre de l’Initiative politique et citoyenne FIPPU