Par Rafik Darragi – Dans un sondage lancé le 9 mars 2018 à l’occasion de la journée de la femme tunisienne, par la revue Leaders à l’intention de ses lecteurs sur la question de savoir, «êtes-vous pour ou contre l’égalité́ entre l’homme et la femme en matière d’héritage? », (www.leaders.com.tn.), les lecteurs se sont prononces à 24,62% pour et à 75,38% contre.
Comme le prouve ce résultat effarant, à l’heure où tout, ou presque tout, relève de l’urgence, à l’heure où la pensée n’est que modalité́ de l’action, il nous faut donc scruter les replis les plus noirs de notre conscience, et extérioriser ce que De la croix appelait «ce vieux levain, ce fonds tout noir» que tout homme possède, inconsciemment, au plus profond de lui-même. C’est à ce prix, c’est-à-dire, pénétrer dans le tréfonds de notre pensée, pour revoir nos jugements et apprécier à leur juste valeur le «poids de vérité́ humaine», de toutes ces manifestations variées, tous ces articles scientifiques écrits en vue de développer la culture d’égalité́ entre hommes et femmes.
Dans le monde musulman cette culture d’égalité́ laisse à désirer. Il en est ainsi, par exemple, du système successoral qui y est pratiqué. Il est devenu aujourd’hui l’éternel débat qui ne manque pas d’interpeller tout un chacun. Les voix dans le monde arabe réclament haut et fort l’égalité de droits. Elles dénoncent ce dangereux privilège de masculinité qui reste toujours d’actualité, et réclament une réforme de ces règles de succession totalement inadaptées aux réalités sociales actuelles.
Un ouvrage, en ce sens, L’héritage des femmes en islam : Exemple du Maroc, vient tout juste de paraître aux éditions L’Harmattan. Fruit de la collaboration de 23 experts dans des disciplines variées (théologie, sciences juridiques et politiques, sciences humaines et sociales), il pose directement les questions suivantes :
«Quels sont les fondements idéologiques de telles oppositions? Quel est le réel enjeu et qu’est-ce qui est en jeu ? L’égalité de droits dans l’héritage entre les citoyennes et les citoyens musulmans est-elle à jamais impossible?» (4e de couverture).
L’ouvrage est dirigé par Siham Benchekroun. Elle est médecin, psychothérapeute et écrivaine, ayant à son actif de nombreux ouvrages, nouvelles et romans de société, dont le best-seller marocain Oser Vivre. Militante associative, consciente de l’enjeu moderne, engagée dans la cause des femmes, elle avait obtenu l’hommage d’Amnesty International au Maroc en 2018.
Disons-le tout de suite : l’entreprise est de taille, le sujet offrant ample matière à réflexion qu’on ne peut résumer en quelques pages. Dans son introduction, Siham Benchekroun le présente en ces termes :
«Ce travail collectif et pluridisciplinaire procède d’une volonté de regards croisés. Ses auteurs n’ont pas toujours des opinions identiques, mais ils sont tous convaincus, cependant, qu’il y a injustice envers les femmes et que cette injustice n’est plus tolérable». (p.13
L’ouvrage, volumineux (342 pages), est constitué de trois grandes parties portant sur le Maroc comme base de travail: Approches théologiques, Approches Politico-juridiques et Approches sociétales. Outre l’introduction et la conclusion de Siham Benchekroun, il inclut également deux contributions, à propos du Liban par Carine Lahoud-Tatar et à propos de la Tunisie par Naîla Silini Radhaoui, professeure de l’enseignement supérieur et présidente de l’Unité de recherche : ’La Jurisprudence dans les Codes du Statut Personnel des Pays Arabes’ (Faculté des lettres et sciences humaines, Université de Sousse).
Sa contribution, intitulée ‘Les successions dans le Code du Statut Personnel tunisien: Problèmes et solutions’, est une longue analyse (19 pages) de «deux questions fondamentales : les lois relatives à l’héritage telles qu’elles sont établies dans le CSP ; et la possibilité d’une nouvelle lecture des successions, répondant aux réalités des sociétés actuelles.» (p.294)
En Tunisie bien que le Code du statut personnel ait été promulgué dès le 13 août 1956, l’égalité dans l’héritage n’a toujours pas été votée, la loi actuelle s’appuyant uniquement sur le droit islamique. Certes, le président Béji Caïd Essebsi avait bel et bien manifesté son désir d’inscrire l’égalité successorale dans la loi. Il avait à cet effet créé une commission pour les libertés individuelles et l’égalité (Colibe) et ce, malgré la farouche hostilité des conservateurs, mais sa mort prématurée en a décidé autrement.
Dans sa contribution, rédigée initialement en arabe et traduite en français par Mohamed Khmassi, Naila Silini Radhaoui, n’évoque pas ce détail assez récent, de la vie politique tunisienne mais elle note toutefois, avant d’entrer dans le vif du sujet, que «chez les Marocains au moins, une partie de la société civile s’exprime publiquement sur ce sujet et certains jurisconsultes, ayant pris conscience, ont commencé à dépoussiérer les traditions qui ont tué toute pensée libre… Notre malheur à nous, c’est que chaque fois que nous souhaitons soulever la question de la réforme de la pensée religieuse, on se dresse pour mettre en garde contre le risque d’éloignement de la religion. Les gens prennent alors peur et se rétractent en refusant même de s’inspirer des autres sociétés musulmanes.» (p.294)
En visant à faire le point sur la question de l’héritage des femmes en islam, cet ouvrage scientifique redonnera sans aucun doute de l’actualité à cet interminable, voire impossible débat, à propos des valeurs de laïcité et de séparation du politique et du religieux, qui ne cesse d’agiter les milieux intellectuels musulmans.
L’héritage des femmes en islam. Exemple du Maroc. Sous la direction de Siham Benchekroun
L’harmattan, Paris 2021.
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