SENtract – Annabelle Roussel est une écrivaine qui, au gré des mots et de sa pensée, ne cesse de sonder toutes les profondeurs de ses imaginations. Celle qui est éprise d’une insatiable soif de liberté, nous livre dans cet entretien quelques réflexions sur ce que la poésie, l’écriture, le monde et la littérature sont pour elle.
Annabelle Roussel, amoureuse de la rêverie et de la pensée, comment définissez-vous la poésie ?
Je ne suis pas sûre de pouvoir définir la poésie. Définir une chose revient à lui délimiter un espace légitime. La poésie, à mon sens, est sans doute cette chose qui déborde sans cesse d’elle-même et des règles dans lesquelles chaque époque tente de la contenir.
La poésie serait donc pour moi ce qui rend possible tout affranchissement contre l’arbitraire. L’art de la guerre par excellence contre l’asservissement. L’expression du mouvement perpétuel qui anime toutes choses pour nous faire grandir.
Vous êtes auteure de plusieurs faits littéraires. On vous sent lyrique, grande contemplatrice, lorsqu’on vous lit. Comme dans Victoria où vous êtes très ancrée dans une manière d’écriture de l’élévation ; douleur, regret, attachement et détachement s’entremêlent…parlez-nous de votre processus créatif.
Mon processus créatif en matière de poésie est proche d’un processus de méditation qui surgit et s’impose à mon esprit au gré des évènements. Les mots deviennent des négatifs pour dévoiler l’obscurité ou plus exactement la transparence des émotions, de l’instant suspendu ou d’une vision brute de la réalité. Après avoir écrit le premier jet, l’écriture devient un art de ciselage ou chaque signe est interrogé au fil des réécritures.
L’écriture narrative ne procède pas pour moi du même processus. Elle répond à d’autres intentions, sans doute plus politiques, qui demandent un travail de planification, des choix esthétiques, des recherches documentaires. L’écriture ensuite procède comme la résolution d’une équation à plusieurs constantes et qui doit faire fonctionner une machinerie dont on ne peut prévoir tous les engrenages avant de s’être totalement immergé dedans.
L’écriture critique pourrait être considérée comme dénuée de processus créatif mais, pour moi, comme toute écriture, elle est aussi le fruit d’un partie pris ou l’écriture a toute son importance.
Quel pouvoir donnez-vous à la création littéraire ?
J’aimerais être certaine que l’écriture littéraire a le pouvoir de changer le monde, mais il est rare qu’une œuvre bouscule immédiatement les consciences au point de révolutionner la société. Un tel ouvrage aurait-il encore aujourd’hui une chance d’être largement diffusé sans obstacle ?
La création littéraire n’en est pas moins un témoin précieux sur chaque époque. Elle dit les aspirations qui nous traversent. C’est un refuge où les être humains peuvent transmettre un héritage immatériel aux générations suivantes et où ils savent qu’ils ne sont jamais totalement étrangers.
Par ailleurs, l’acte d’écrire est en lui-même un acte de recréation de celui qui écrit mais aussi de celui qui lit. En effet, Je pense que la création littéraire n’a de pouvoir réel qu’à la seule condition qu’elle réunisse dans un lien de cocréation celui qui écrit et ceux qui lisent. Sans doute cela explique-t-il toutes les formes de censure que l’on observe encore à l’égard de la littérature à de multiples endroits. En cela, la création littéraire révèle à chaque société ses points de rupture, son obsolescence, ses horizons d’attente.
C’est dans cette sphère de langages faite d’images, de musiques, de riens ; que la magie intrinsèque de la littérature devient opérante, parce qu’elle se fait connexions invisibles et néanmoins tangibles entre tous ceux qui transitent par ses univers.
Vous avez, comme plusieurs chercheurs, travaillé sur la production poétique de Sony Labou Tansi. Quel est votre apport dans ce concert de travaux sur cet « écrivain insoumis » congolais ?
Mon apport sur la poésie de Sony Labou Tansi est modeste. Il consiste en un travail de lecture critique de ses différents recueils publiés aux éditions du CNRS. L’ouvrage dont le titre sera « La poésie de Sony Labou Tansi. Magie et esthétique du débordement » sortira dans les prochains mois aux éditions complicités. Cette poésie qui n’a été publiée pour l’essentielle qu’après la disparition de Sony Labou Tansi n’avait pas encore fait l’objet d’une critique littéraire qui lui soit totalement dédiée et c’est ce que j’ai souhaité combler. J’ai tenté une approche critique que certains trouveront sans doute peu académique pour un poète congolais d’expression française. Ce choix n’a rien de fortuit. C’était sans doute la meilleure manière pour moi de mettre à profit mes savoirs théoriques et mon expérience de l’écriture pour rendre hommage non seulement au génie de Sony Labou Tansi mais aussi au Congo et plus encore à la poésie elle-même.
Sony est écrivain subversif, extraverti, qui a réussi à imposer son esthétique littéraire dans le champ littéraire africain francophone. Au point où on le qualifie quelquefois de « écrivain hors-champ ». N’est-ce pas un peu exagéré ?
Dire que Sony Labou Tansi est un écrivain hors champ me parait une erreur car cela serait nier à quel point les mots de Sony n’ont eu de cesse de nommer son « écosystème ». La grande majorité des écrits de Sony Labou Tansi percutent par la justesse du regard qu’il porte sur les évènements du monde et plus particulièrement sur ceux de son pays. Cependant, son esthétique déborde du champ qu’on aurait pu lui assigner pour atteindre une dimension certes subversive à bien des égards mais aussi une sorte d’extravagance qui donne à ses œuvres un caractère intemporel et universel.
Vous travailliez, il y a quelques années sur un projet de « mise à jour »(avec de nouveaux ouvrages) d’une bibliothèque en Guinée Conakry, où en êtes-vous avec ce projet ?
La bibliothèque de Dubréka existait bien avant que je ne m’engage dans ce projet. Aujourd’hui elle compte plusieurs centaines d’ouvrages et les locaux du CEDEC CODE (ONG auprès de laquelle je me suis investie pour récolter et acheminer des ouvrages) étant devenus trop étroits, le fonds documentaire a été donné à un centre socioculturel qui prend aussi en charge de nombreux enfants déshérités et sans famille.
Des projets en cours ?
J’attends avec impatience la sortie de mon prochain ouvrage tout en continuant à écrire, à peindre et à œuvrer de mon mieux pour promouvoir la lecture et la culture.
Baltazar Atangana Noah
Critique littéraire
SENTract