Avec Jeune Afrique – Ce lundi 7 février, la plupart des Sénégalais se sont réveillés d’une très courte nuit, convaincus que ce sera le plus beau jour du reste de leur vie. Leurs Lions ont été sacrés, la veille, champions d’Afrique de football millésime 2021. On aura même entendu des « Sénégal, champion du monde ! » Pourquoi pas ? L’Afrique est bien le berceau de l’humanité… Cette consécration intervient au moment où s’ouvre la présidence sénégalaise de l’Union africaine, à Addis-Abeba. Un mandat entamé avec un discours résolument percutant de Macky Sall – désigné en 2021 pour prendre les rênes de l’organisation – contre « la vague de changements anticonstitutionnels de gouvernements […], condamnés sans équivoque », et contre « les coups d’État militaires [qui] ne seront tolérés sous aucune forme que ce soit ». La fin de l’année 2021 aura également vu un fils du Sénégal, Mohamed Mbougar Sarr, remporter le plus prestigieux des prix littéraires francophones (et français), le Goncourt.
Succès sportif, politique et littéraire : le triptyque qui fait la caste élitaire du pays, celle qui montre la voie au peuple. L’année 2021 aura donc été, pour le pays d’Ousmane Sembene, un sas vers une année 2022 où les astres semblent s’être alignés dans une belle conjonction pour des triomphes internationaux et continentaux. Les Lions du football sont rentrés avec la coupe à Dakar, portés en triomphe par une population en liesse qui a fini de peindre tous les trottoirs de la ville aux couleurs du drapeau national. Oriflamme du Sénégal qui flotte partout et au bout de tous les bras. Une union nationale des cœurs, comme seul le football sait en créer dans les pays du continent africain.
Concorde nationale ? On pourrait le dire. Et elle est la bienvenue. Le Sénégal sort d’élections locales qui non seulement ont consacré la division du pays entre la majorité présidentielle et une certaine opposition radicalisée, mais ont aussi acté la défiance de grandes villes envers Macky Sall. Mastodonte démographique et économique à l’échelle sénégalaise, Dakar s’est choisi comme maire un opposant radical s’il en est: Barthélémy Dias. Troisième ville du pays, Thiès a désavoué Idrissa Seck, nouvel allié du président. Ziguinchor a adoubé Ousmane Sonko, son opposant le plus virulent. Et on n’oublie pas le triomphe du bulletin blanc dans les urnes de la deuxième ville du pays, la religieuse Touba, où seule la liste de la majorité présidentielle était autorisée à concourir…
« La main de Dieu » ?
Pourtant, en ce début de février, le Sénégal, c’est e pluribus unum (un pour tous, tous pour un). Toutes les voix, celles des politiques, des membres de la société civile, des leaders d’opinion comme celle du petit peuple, s’entendent pour encenser la victoire des Lions de la Téranga, devenue celle de toute la « nation une et indivisible ». Un leitmotiv qu’aiment à répéter les autorités étatiques dans leurs discours, sans d’ordinaire être entendu. Macky Sall a invité Ousmane Sonko à l’accueil des Lions à l’aéroport, et celui-ci l’en a félicité chaleureusement. Est-ce à dire que « la main de Dieu » se serait miraculeusement posée sur le Sénégal ?
Non, il reste des lignes de clivage et des antagonismes qui fouaillent en profondeur les entrailles du pays. D’abord, le Dialogue politique et national lancé par le président Sall au lendemain de sa réélection, en février 2019, qui donne lieu à des empoignades sans civilité entre acteurs politiques. Ce dialogue aura été celui de sourds et d’adeptes de la chaise vide, échouant à déboucher sur un quelconque consensus.
La perspective d’un troisième mandat en 2024 de Macky Sall – candidat toujours possible, selon sa propre formule –, divise aussi nettement la société sénégalaise. Et c’est la raison pour laquelle l’opposition est parvenue à faire des élections locales un enjeu national. Le pays retournera d’ailleurs très bientôt en campagne électorale, lieu futur de toutes les invectives à nouveau, puisque les élections législatives sont officiellement décrétées pour le 31 juillet 2022.
Sur le plan sociétal, l’homosexualité elle aussi demeure un sujet clivant, comme l’a encore récemment démontré le débat sur le durcissement de la législation en la matière. Ou comme le prouve au quotidien l’intolérance populaire envers les « goordjiguenes », un phénomène qui se matérialise de plus en plus dans les actes très concrets de barbarie d’une société passablement schizophrène contre la supposée barbarie homosexuelle.
Esprit vétilleux
Pour preuve, l’opposition des populations à l’inhumation d’un homosexuel présumé dans la ville de Rufisque, le 4 février dernier. Par ailleurs, le Sénégal n’est pas devenu un pays d’où la pauvreté du plus grand nombre a disparu du jour au lendemain. Même si, à l’horizon 2023, est annoncée la production des premiers barils de pétrole de l’offshore du pays de l’ingénieur géologue Macky Sall.
Qu’importe ces bémols, les Sénégalais vivent incontestablement une séquence inédite d’union sacrée intergénérationnelle qui traverse toutes les couches sociales, le catalyseur restant cette Coupe d’Afrique des nations, remportée à Yaoundé par la bande à Sadio Mané. Les deux défaites précédentes de l’escouade nationale en finale de la CAN sont effacées, en particulier l’affront de Bamako, en 2002, face aux Camerounais. Et c’est au Cameroun que cet affront a été lavé.
En ce moment, les Sénégalais ne veulent écouter que leur cœur. Ils semblent tous avoir perdu leur esprit habituellement vétilleux, dans le chaudron du stade d’Olembé. « Rebranding Senegal », « Make Senegal Great Again » : que ce pays ne soit plus seulement celui de l’hospitalité, la fameuse Téranga, mais qu’il devienne aussi et surtout celui de gagnants décomplexés au mental d’acier, assumant pleinement leur triomphe. Merci pour ce moment, chers Lions de la Téranga.
Ousseynou Nar Gueye, éditorialiste sénégalais, fondateur du site d’information Sentract.sn