[Mémoriales] Abdoulaye Ndiaye (1989-2018), feu petit prince de la FASTEF (par Elgas)

SENtract – Son dernier texte, modeste mémoire de Master 2, a presque valeur de testament. En le soumettant en 2016 à ses examinateurs, ses rêves s’illuminaient déjà dans sa tête. Ce doctorat en ligne de mire par exemple, pour lequel il avait une optique si claire et des perspectives si lumineuses. Confié à son superviseur Cheikh Moctar Ba, et sous la direction de Mamoussé Diagne, c’est un texte d’une extraordinaire ambition sur les traces de Marcien Towa, le philosophe camerounais. Plume mature, étonnamment érudite, intuitions justes, lectures conséquentes, rigueur académique, Abdoulaye Ndiaye s’approprie l’œuvre du penseur, digère les concepts, étend le rayon, et, tout bonnement, philosophe au sens premier du terme. Grande promesse, sanctionnée par les honneurs de ses correcteurs.

Abdoulaye s’en est allé pourtant, sur la pointe des pieds, le 9 avril 2018. Arraché à l’affection de sa famille et de ses proches. Destin si singulier et si bref qui serre le cœur. Destin de ceux qui lèvent un coin de voile sur la vie des étudiants dans cette ville qu’est l’UCAD (université Cheikh Anta Diop de Dakar), et un de ses quartiers prestigieux, où s’enseignent la filiation de la transmission : la FASTEF, Faculté des Sciences et Technologies de l’Education et de la Formation. Elle et ses rêves éventrés ou fastueux, ses rudiments, ses camaraderies, ses amitiés, de complicités en galères, qui forment le mythe vivant de ce temple qui résiste à tous les périls qui le frappent, avec la ruse du destin comme allié, et l’étoile de ses membres comme auréole. Comme celle d’un de ses enfants, qui raconte l’histoire simple d’un petit prince de la philosophie.

Le visiteur de Dakar ne manquera pas, en longeant la corniche, de jeter un regard curieux sur Reubeuss, la célèbre prison de la capitale avec ses murs blancs et son mirador. Il ne manquera pas non plus de jeter un œil sur l’université quelques mètres plus loin, avec ses bancs colorés et sa végétation accueillante où palpite le cœur populeux estudiantin. Il se posera sans doute les mêmes questions sur ces deux endroits mythiques de la capitale, où s’érige à force de légendes, de témoignages, l’idée de cité fermée, bastions aux fortunes diverses, souvent rapidement peints par des caricatures qui s’attardent assez peu sur les détails. De l’université, on a souvent l’image de vieux étudiants, de conditions rudes, d’effectifs pléthoriques, de retards calendaires, entre autres. Si bien que si l’université garde pour elle une réputation de qualité, les profils singuliers, brillants, passent parfois dans l’ombre si l’exil dans les universités occidentales ne les a pas encore happés.

A la fois creuset et tombe, victime des spasmes qui l’agitent et qui portent ombrage à la réalité de certains de ses destins les plus brillants, l’UCAD tient encore sur les piliers d’une formation de qualité, notamment à la Fastef. Son département de philosophie tente de faire tenir un agenda du savoir pour entretenir cette régularité.

C’est ainsi presqu’une contre-histoire qu’Abdoulaye Ndiaye et sa bande d’amis du département de Philosophie, représentent. Un club qui ne boude pas les audaces libertaires qu’il goûte au contact des philosophes. Ils forment un cercle de philosophes engagés, à l’affût des conférences, lecteurs expansifs, et transforment leurs minuscules chambres en scènes annexes, pour disserter grands esprits comme sujets de sociétés. C’est lui par exemple, en pleine tempête de l’affaire Oumar Sankharé, nom de ce professeur aujourd’hui décédé cloué un pilori pour un texte jugé blasphématoire, qui n’hésite pas à le lire, le partager, à mobiliser la bande. Ce gout prononcé pour les textes sulfureux ou interdits, amuse et déconcerte les amis. Il est sur le pont et grand lecteur, souple et avide de connaissance, ne manque pas de suivre l’actualité et d’ajuster sa pensée naissante.

Si la foi est essentielle dans sa construction, il ne manque de fustiger la pratique religieuse au Sénégal et d’éveiller, non sans courage, une pensée critique, inspiré sans doute par l’un des mentors théoriques de la discipline, une des autorités primales de la philosophie nationale : Souleymane Bachir Diagne. Convaincu de la nécessité du dialogue, et de la critique, sa philosophie est active, dénonciatrice, et vive. Au rayon de ses références, au sommet de la hiérarchie, se trouvent Fanon, Sartre, Cioran, Cheikh Anta Diop etc. Malgré les difficultés matérielles de cette formation, il se confronte à ces auteurs et à leurs textes classiques, sur lesquels il aime s’épancher. Une facilité et une aisance d’autant plus naturelle que le jeune homme travaille.

Né à Thiès, il grandit dans la cité du Rail, où il obtient son bac avant d’être orienté en Philosophie. Il fait ses années sans embûches. En 2014, il est reçu au concours de ENSEPT (École normale supérieure d’enseignement technique et professionnel). Admission prestigieuse et formation sécurisante qui le destine à être psychologue conseiller, rouage important du monde de l’éducation. Mais au bout d’un an de formation, il laisse toutes les garanties, pour tenter sa chance du côté de l’École normale. Il est aussi reçu. Ceux qui le côtoient, comme son ami intime Fallou Sam, magnifient sa grande capacité de travail. Une année après son admission, il meurt d’une maladie qui le foudroie.

Ainsi en est-il de la vie éphémère d’Abdoulaye Ndiaye. Un parmi tant d’autres profils brillants restés au pays, sans lumière, et qui partent sans héritages, alors qu’ils en ont semé les graines d’un avenir plus radieux, plus grand qu’eux. Tel le Petit Prince et son passage fulgurant sur terre, marquant tous ceux qui auront eu la chance de croiser sur Terre sa route. Ses amis, aujourd’hui encore éplorés, se souviennent de cet éclaireur, avec une douleur qui mue en gratitude. Dans son dernier grand texte, il donnait la mesure d’une pensée qui entre en écho avec les thèmes à l’agenda du monde.

Morceaux choisis, tirés de son mémoire intitulé : Philosophie et éveil d’une conscience active chez Marcien Towa :

« Lorsqu’il s’est agi, au cours de la période moderne, de concevoir ou d’imaginer l’inhumanité des mondes lointains ou des peuples autres, l’occident a toujours eu recours à l’idée de race.1 Concept plastique, d’assise prétendument biologique2 , il s’est souvent mué, pour ne pas dire toujours, en une idéologie altruicide rendant ainsi légitimes toutes les entreprises de domination politique et d’inhibition culturelle orchestrées par l’Europe. »

« Nous pouvons ainsi comprendre avec Towa que le mal colonial réside moins dans le fait que le colonialisme soit l’agent destructeur des cultures africaines – chose qui a d’ailleurs conduit au déracinement de milliers d’individus à ce vaste réseau d’attitudes et d’habitudes qui constitue leur identité collective – que dans le fait d’avoir empêché ces hommes le maniement de ce que notre auteur appelle la dialectique du besoin. »

« En tant que forme de domination historique, la colonisation fut un rapport de violence exercé non seulement sur des espaces, des imaginaires, des objets, mais aussi sur des corps. Cette dimension musculaire de la violence coloniale, Fanon lui accorde une importance hautement structurante dans l’édification de la personnalité du colonisé. »

« Towa ouvre ainsi une nouvelle voie par laquelle l’Afrique devrait passer afin de pouvoir faire-monde, pour pouvoir se hisser à la hauteur du monde et par-là limiter la capacité de nuisance du monde par rapport à nous. Ainsi, il ne s’agit pas de s’inscrire dans une perspective de rivalité qui consisterait à vouloir « rattraper » l’Occident, mais plutôt de reconquérir pleinement l’humanité perdue. Au même titre que Nietzche, Towa invite à la destruction des idoles et des valeurs africaines décadentes. Et comme Bacon et Descartes, il postule que la visée pratique de la connaissance de manière générale reste la puissance, par l’emprise ou l’empire qu’elle permet d’avoir sur le réel. »

« Aujourd’hui, on peut affirmer sans risque de se tromper que le nouveau nom de la libération est le développement. C’est justement à ce titre, qu’il convient de dire que toute philosophie ou idéologie africaine préoccupée par l’avenir de ce continent, se doit de prendre en charge cette question du développement futur. Autrement dit, de réfléchir philosophiquement sur la question de la vie en Afrique. De cette vie-là qui tente d’échapper aux multiples formes de mort qui l’assaillent ou la guettent. »

Elgas, écrivain et journaliste (elgas.mc@gmail.com)