[Note de lecture] Colorant Félix ou le printemps du Roman libre !

SENTract – Ce n’est pas qu’un livre. Ce ne sont pas que des mots dessinés sous la pointe d’un stylo. Ce n’est pas non plus la banalité littéraire d’une idée féconde de génie, inspirée du beau noir vespéral de la pleine lune. C’est encore moins des élucubrations féériques imaginées pour charmer les hormones du lecteur devenu de plus en plus exigent, accroc de fortes sensations adrénaliniennes. C’est un chef-d’œuvre éloquemment taillé dans les labyrinthes fleuris d’une Afrique traditionnelle qui se révèle dans toute sa splendeur. C’est du pur, dur et sûr. Colorant Félix, c’est la belle odyssée d’une plume bohémienne qui touche à tout, flirte avec tout, se lâche et s’épanouit dans une pluralité singulière.  Ce n’est pas juste un roman. C’est la romance idyllique entre une terre mère parée comme par un soir de noces et son lunatique Destin louangeur.

 

Sur une belle démarcation originale, Destin Akpo fait parler sa liberté littéraire. Dans Colorant Félix, on le voit qui se taille sa propre planche et surfe douillettement sur les houleuses vagues de sa passion : l’histoire et ses mots. Tout a été cuisiné à l’équerre au point où lecteur s’étonne lui-même de la clarté de son reflet dans le miroir de sa propre identité. C’est un coup de maître, un coup de pinceau sur une culture qui commence à se noyer dans la vrille ronflante d’un aujourd’hui trop bruyant. Le roman cueille au rebond l’histoire d’un mal pernicieux venu chambouler le quotidien d’un monde et des communautés vautrés dans leurs zones de confort.

« Seigneur, merci d’avoir créé les soirs et les matins, merci surtout pour avoir fait l’eau-de-vie qui nous rassemble, nous anciens de ce village sous l’arbre à palabres, pour des heures et des heures d’apéritif et non pour des commérages comme les femmes.

Nous n’avions pas fini notre séance d’apéritif quand, comme une guêpe sauvage, on nous bourdonna dans les oreilles l’avènement d’un certain Colorant Félix. »p.17

Au cœur des spéculations et considérations qui s’emballent dans tous les sens, l’écrivain, dans la finesse de son art, allie au moyen d’un doigté exceptionnel le dramatique et burlesque. La kyrielle de délices qui embaument la culture locale béninoise se lève come une aurore pour dédramatiser la pandémie. A la quête de la source du Coovi does not, le livre nous emballe dans un voyage de moisson de la connaissance. D’un continent à un autre, on apprend, on découvre, on s’informe. A l’instar du fameux Colorant Félix, c’est une folle randonnée aux virages vertigineux que le livre propose au lecteur.

« Qui parmi mes camarades de verre connaissait la réponse de Winston Churchill, quand on lui a demandé le secret de son éternelle jeunesse ? Eh bien voici la réponse du Grand Sir. Les miens ne savent même pas ce qu’on appelle Sir. En tout cas, le grand opposant au nazisme hitlérien, britannique jusqu’à la plante des pieds, celui qui devint pendant la Deuxième Guerre Mondiale Premier Lord de l’Amirauté, ce bien-aimé Sir, répondit : « Le secret de ma vitalité ?

Je n’ai dans le sang que des globules rouges : l’alcool a tué depuis belle lurette tous mes globules blancs. » Fin de citation. Quand j’eus cité de mémoire la réponse du grand Churchill, les miens répondirent : « Si lui, grand seigneur, il trempe sa vie dans les verres pour tuer les microbes, qui sommes-nous, pauvres vieillards ayant déjà un pied dans la tombe, pour ne pas maintenir toujours rouge notre sang ? ». »p.15

Le choix subtil à dessein des noms relève d’une toute autre adresse qui sonne comme la marque déposée de l’artiste. Ici, Destin Akpo prend un habile plaisir à créer ses personnages dans le tréfond du lexique langagier béninois. Ahouangan Toukposso, Akotoé, Alikpa, Zankpiti, Klako, Dah Zèguèzougou, Emouvi-Lekosto ! Toute la marmaille stylistique de la littérature locale béninoise s’y trouve.

« Quoi ? Zankpiti ? Celui qui est allé voler dans le champ de Afouyè et qui a été pourchassé par un serpent géant ? En fait, on raconte, je ne sais si c’est vrai, mais de toute façon, l’histoire est sue et elle circule, que Zankpiti était allé voler du maïs dans le champ de Afouyè. C’était pendant Ehouzou où avaler la salive était même un luxe, c’était le temps où les caisses de l’État étaient vides et que nous avons compris que les promesses du Grand Soir ne se réaliseraient jamais, car le socialisme n’avait pas réussi à nous sortir de la galère, encore moins le marxisme tropical, ce chapelet de slogans ronflants et vides à la gloire du chef et de ses acolytes. Zankpiti, après avoir volé le maïs, se vit pourchasser par un gros serpent noir à la gorge rouge qui ne le mordait pas. Zankpiti courait devant le serpent et perdit le chemin de sortie du champ. Il en fit des tours et des tours sans issue. Dès qu’il déposa le colis volé, le serpent disparut derrière lui et des houes se postèrent devant lui. Instinctivement, il se mit à sarcler la terre sèche jusqu’au lendemain. C’est alors qu’il retrouva le chemin de sortie du champ de Afouyè. »p.43

Des transpositions adroites, de la métaphore délicate, de l’ironie astucieuse, l’assaisonnement à la « chez nous » est assez épicé pour que tout aventurier, aussi insatiable qu’il soit en sente le doux picotement. D’une séquence à une autre, le style chatouille. D’une ligne à une autre, le message tient en haleine. L’écrivain ne donne aucune limite possible à la pointe de son imagination et à la fringance de la connaissance qu’il a de son pays et de ses valeurs. Les détails les plus minimes sont princièrement habillés pour susciter le meilleur des émotions.

« Vous m’avez demandé de vous parler des obsèques de Mikael Jackson. Mais récolte-t-on sans avoir semé ? C’est pourquoi il faut que nous remontions dans le temps pour que vous sachiez qui était cet homme grand par la voix et immense par la danse. Michael Jackson Amalaman Anoh est prince Sanwi. Il est originaire de la Côte d’Ivoire. Avant que le vent n’emporte la graine de son père aux USA, c’est Krindjabo qui a fait éclore les germes de ses origines. Voilà pourquoi, tout reconnaissant qu’il était, il a cherché à renouer avec ses origines. Là-bas aux USA, ses affaires ne marchaient plus. Ses concerts tournaient au fiasco. Les filles avec leurs jambes minces broutaient son argent en pagaille. Il avait des dettes jusqu’aux cheveux. Même ses cheveux étaient mis en bail. En fait il ne les avait pas, bouclés et ondulés comme ça, hein. Ce sont les montagnes de dettes contractées çà et là qui les ont rendus ainsi. Mais, bon, c’est fini maintenant. Un jour qu’il était au bord de la dépression, un des amis lui a donné deux verres de Soɖabi pour l’aider à oublier ses soucis. Et après avoir bu le liquide sacré, il s’écria : « So that be ! So that be ! ». »p.41

Et il y a l’arbre à palabres ! Le symbole sacro-saint du rendez-vous de la sagesse. C’est ici que les têtes grises savantes battent le macadam des sujets de haute importance du village. C’est ici que Destin Akpo nous abreuve à la source de la littérature orale béninoise : les proverbes déferlent, les dictons fusent, les chants s’enchainent, la tradition exulte dans la ferveur d’une rhétorique magistrale. Culturellement aucun citoyen lambda ne s’y aventure sauf s’il y est invité. C’est alors là, à la faveur d’une éloquente tolérance culturelle qu’hommage va être rendu au plus grand rassembleur des mœurs : le sodabi. Il reçoit presque un honneur doxologique. Présent à toutes les occasions, célébrant les joies et réconciliant les discordes, Colorant Félix le présente comme un remarquable emblème dépositaire de la tradition ancestrale. Rien ne se fait sans lui, et tout ce qui se fait avec lui est empreinte d’unité et de joie expressive. Autour de lui, les âges et opinions s’accordent dans une parfaite symbiose identitaire. Inoffensif dans sa Dame-Jeanne et fougueux dans le gosier, le Sodabi sait délier les langues les plus timides pour leur faire animer les sujets les plus inaccessibles aux esprits les moins doués. Un inspirateur hors classe !

« (…) il faut accepter et croire que tant que le Détin sera là, nos gorges s’en porteront bien, nos estomacs ne manqueront jamais de l’énergie et de la chaleur qui tuent les microbes, chassent le stress, boutent dehors les maladies des nerfs et surtout, et surtout, tuent tous les vers qui qu’ils soient. La logique est claire : « Avec un verre, tu tues tous les vers. Si avec un verre tu tues tous les vers, imaginons quelle boucherie l’on réalise dans le monde des vers en prenant plusieurs verres ! Après plusieurs verres, plus aucun ver dans ton organisme, tu boostes ton système immunitaire, tu nettoies ton côlon, et puis tu es en bonne santé ». »p.25

Colorant Félix sous la plume de son futé Destin n’est pas une chasse gardée d’un élite lectorat savamment choisi. C’est un classique généreux et digeste qui se laisse prendre par tout amoureux des beaux-arts de la parole et de l’écriture.

« Qui bien boit, bien manger peut, car l’alcool ouvre le ventre ; et qui bien mange, à sa femme plaisir fait. Qui veut avoir à dos sa femme ? »p.23

« Ce qui fait courir les pieds, ce n’est pas toujours ce que les oreilles ont entendu ou ce que les yeux ont vu, mais aussi ce que l’on a dans la tête et dans le cœur. »p.39

« Quand on tue le serpent, il faut lui couper la tête »p.50

« Les gens viennent applaudir le dernier jour, jour de la délivrance, mais personne ne demande à la femme combien de fois la grossesse lui a donné des insomnies ou d’autres malaises. C’est cela la vie. »p.81

« Quand le cheval commence à manger et qu’il se met à balancer sa queue, il est inutile de croire que le foin lui répugne. Il balance sa queue pour chasser les mouches importunes. »p.97

Rien en fait ne pourrait réussir à véritablement dire ce qu’est Colorant Félix. Il parle de lui-même et sa verve est extraordinairement saisissante. Bien malin qui pourrait résumer ce livre. Le mystère est que le livre est tellement accessible, qu’il parle tellement de nous en même temps qu’il nous parle, que l’on a du mal à le saisir et à dire qu’il est ou ce qu’il n’est pas.

Je l’ai lu et je m’en suis délecté. Et je vous le recommande vivement. Vous ne serez pas déçus.

Corneille Agossa

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